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Galerie Crèvecœur : Alain Guiraudie : Photographie

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Ces photographies ont enregistré des faits ordinaires qui ne contiennent rien de plus qu’eux- mêmes. Elles fixent du temps, cadrent un espace. Les titres pléonastiques confirment ce que l’on voit : Homme et son chien, statue Victor Hugo, Clermont jeune à capuche assis.

Afin de s’y retrouver dans ses disques durs, AG a renommé toutes ses photos avec des descriptions tautologiques. J’y vois l’idée qu’il les aime pour ce qu’elles sont, et qu’elles ne sont rien de plus.

Mises en relations avec les films et romans d’AG, on pourrait prendre ces photos pour des prises de vues de repérage. Cela y ressemble. C’en est parfois. Cependant AG ne les considère pas comme une étape de travail.

AG : J’ai des velléités de documentaires en film. Mais à chaque fois que j’ai abordé la chose, en chemin je suis passé à la fiction, je sentais pas la forme, j’arrivais pas à trouver le film. En photo je prends sur le vif, je saisis des gens, des ambiances, des moments. J’ai ce rapport avec la vie et aussi une esthétique. J’ai trouvé une adéquation, il y a une cohérence entre le sujet et l’esthétique qui devient évidente, à laquelle je n’arrivais pas au cinéma. La scopophilie est aussi plus forte, je suis face à une altérité pure, pas à une reconstitution ou une mise en scène.

AG m’a un jour parlé de son envie de traverser la diagonale du vide, cette ligne qui démarre au nord- est pour arriver au sud-ouest, parcourant certaines des régions françaises les plus dépeuplées.

Il y a là pour le photographe le désir de fixer sur la pellicule (photographique) des agencements (personnes, lieux…) sans que ceci devienne cela (un film). Qu’est ce qu’AG cherche, nuit et jour, dans ces zones-péri-urbaines, ces villes françaises et européennes ? Des sortes de scènes de genre qui se sont faites toutes seules. Cadrées au 50 millimètre, objectif réputé pour ne pas en faire trop, digne et distant, elles s’équilibrent et s’articulent autour d’une palette, une certaine élégance picturale, qui a à voir avec la peinture. Rectangles alternant tons chauds et froids distribués sur un fond noir, Hambourg immeuble fenêtres colorées. Lumière qui se dépose sur un corps, Homme de dos torse nu. Taches bleues qui surgissent du noir, Clermont trottinette phares. Tache rouge, tonique, perdue dans la nuit, Homme en rouge et jeune femme derrière.

Ce sont parfois presque des scènes d’exposition : les premières secondes d’un film, au moment où les personnages sont encore de simples silhouettes sans identification, trajet ni consistance, pas plus incarnées que leur environnement : Grille parc Pépinière.

La scène d’exposition est un moment de pureté, et en regardant un film, je me dis parfois que j’aurais pu m’en tenir là, plutôt que suivre l’inévitable développement, le jeu d’empathie avec le spectateur, qu’il soit prévisible ou imprévisible.

La fixité photographique (au contraire de la dynamique cinématographique) immobilise une situation et toutes ses données dans une totalité gelée ; ces photographies ne m’invitent pas à une lecture interprétative mais enregistrent des faits, tout a une importance égale et lisible : Angers messe de rue en dit autant sur la lumière vaguement rose d’une fin de journée d’automne froide et ensoleillée que sur la communauté religieuse réunie devant la cathédrale.

Dans les films d’AG, la nuit joue un rôle actif : l’inconscient collectif (mêlant les rêves des dormeurs, l’inquiétude des insomniaques et l’enthousiasme des fêtards) produit une sorte d’alchimie agissant à un niveau réflexif, sur les situations et l’écriture du scénario (qui vire à la confusion déstructurée du rêve, du cauchemar).

Bidimensionnelle et figée sur du papier photosensible, la nuit d’AG aurait pu s’incarner sous la forme d’une surface mate détachant clairement les objets, personnages, etc. Une convention qui aurait eu sa cohérence. Mais non : révélée sur du papier fujiflex, ultra-brillant, ostentatoire, la nuit est ici miroitante. La préférence pour des tirages de dimensions raisonnables (tous font 24 centimètres de large) et l’aspect quotidien des scènes se chargent d’apaiser ce papier intense, lui fermant les portes du spectaculaire.

Et cette balance réveille en moi un vague sentiment familier, peut-être une trace hantologique, un parfum de photos de vacances, vernaculaires (développée traditionnellement sur papier brillant) mais j’ignore si c’est intentionnel de la part d’AG.

Mises à distance par la présentation documentaire d’un encadrement vertical, ces images ne s’imposent pas. Mais si l’on approche on découvre qu’il s’agit moins d’une illustration ou une représentation de la nuit que de sa perception ou son mode opératoire ; un espace immersif engloutissant tout ; y compris la salle d’exposition et le spectateur qui s’y reflètent. Comme de nuit, on essaye de distinguer quelque-chose parmi ces êtres et ces lieux perdus dans une matière noire scintillante : Clermont place Delille SDF avec un chien, Clermont jeune à capuche assis, Angers fontaine jeune homme en noir…

(…) Et je redécouvre le cosmos, ces étoiles si lointaines qu’elles doivent briller comme mille soleils pour que leur lumière parvienne jusqu’à nous, tous ces mondes qui s’agitent voyageant à des milliers de kilomètres/ heure et nous avec, et les nébuleuses et les trous noirs et je pense au mouvement né du Big Bang qui fait que l’univers s’étire encore. Je me sens dépassé, totalement perdu dans le vertige du cosmos. Et c’est si merveilleux et ça doit être si furieux là-haut que je me demande comment ça se fait que j’ai pas plus conscience du cosmos dans ma vie, au quotidien. Mais ça dure pas très longtemps parce que j’ai Robert qui m’encombre la tête, ça m’a remué de l’entendre pleurer comme ça au téléphone, même si ça lui ressemble pas, même si en temps normal il aurait préféré raccrocher sans raison et pleurer tout seul dans son coin. Il faudra que je le rappelle sans trop tarder. Et ça serait bien que je le rappelle avec quelque chose de neuf à lui annoncer, au moins que je vais monter le voir le week- end prochain, je peux même pas lui dire dans un mois, il aimerait pas. Ou alors lui dire que je monte carrément pas. Que j’ai plus envie de le voir. Mais ça non plus, c’est pas possible. C’est même pas vrai. C’est juste que j’ai pas envie de le voir là, dans l’immédiat. Je me demande à quoi pense Enric, ce qu’il en dit, lui, de l’univers. Je cherche comment lui poser la question, parce que ça serait bien qu’on échange quelques mots, ça fait longtemps qu’on a pas parlé tous les deux. Mais j’ai pas d’idées, enfin, rien de plus intéressant que « Ça vous plaît de regarder les étoiles? » ou « On se sent bien petit, pas vrai?». Donc je la ferme. Je regarde encore un peu les étoiles et comme il bouge toujours pas, je finis par lui dire :

-Je vais manger un morceau, t’as pas faim, toi ?*

Julien Carreyn, 2022

*Alain Guiraudie, Rabalaïre, 2021, éditions POL

 

Alain Guiraudie : Photographie
Jusqu’au 4 mars 2023
Galerie Crèvecœur
7 rue de Beaune
75007 Paris, France
www.galeriecrevecoeur.com

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