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Gabriele Basilico –par Christian Caujolle

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La première fois où j’ai vu ses images, au début des années quatre-vingt, je ne l’ai pas rencontré. C’était à Paris, derrière le Centre Pompidou, dans la galerie en étage de Viviane Esders, qui avait également exposé, entre autres, Luigi Ghirri, cet autre géant italien du paysage. J’avais rendu compte de cette exposition dont les images en noir et blanc, de format moyen, surprenaient par leur approche de la ville et de l’architecture, réalisées à la chambre, semblaient rejeter tout formalisme et savaient intégrer, entre autres, ces fils électriques que la plupart des photographes s’ingéniaient à fuir. Quelques mois plus tard, à Arles, on me présenta un grand monsieur à la barbe courte, fort, imposant, extrêmement courtois, qui me remercia pour l’article paru dans Libération et me demanda : comment as-tu fait pour écrire cela sans me poser aucune question ? J’ai éclaté de rire et c’est ce souvenir, comme celui d’autres rires de Gabriele, à Paris, Bilbao, Arles, Rome, Madrid que je veux conserver. Ce jour là, à Arles, où il était avec sa compagne, Giovanna Calvenzi et son copain Luigi Ghirri, des amitiés définitives sont nées.

Gabriele n’était pas encore cet immense « photographe-architecte » ou « urbaniste-photographe » qu’il allait devenir. Il avait pourtant, après ses années d’études d’architecte, choisi la photographie avec la passion et la détermination qui l’animait en tout. Et il avait, dans sa ville de Milan – il y est né en 1944 et c’est là qu’il vient de s’éteindre – réalisé un premier travail personnel, ses « Portraits d’usines » fermées qu’il ne regardait pas comme des ruines industrielles mais comme la mémoire d’un temps de l’activité humaine pour lequel il avait une grande tendresse. Celle de l’étudiant qui s’engageait au côté des luttes ouvrières quand les illusions d’un avenir meilleur portaient encore toute une génération.

Ses travaux commerciaux, pour la publicité, mais aussi pour les catalogues de fabricants et éditeurs de meubles – l’architecte aimait naturellement le design – s’accompagnaient d’une collaboration régulière à l’excellente revue Domus et de ces travaux sur l’architecture et la ville qu’il conçut dès le début comme des questionnements intellectuels autant que visuels. Pour Gabriele il était impensable de se mettre à photographier sans avoir conçu la mise en forme des aspects à traiter. On pourrait en donner mille exemples, comme sa vision de « Moscou verticale » structurée à partir des points de vue qui s’offrent au regard du haut des sept tours construites sous Staline ou son travail peut-être le plus sentimental, en couleur, dans Rome qu’il a explorée en suivant le cours du fleuve.

Lorsqu’il est appelé à participer à la Mission Photographique de la DATAR, il découvre de façon singulière le littoral qu’il analyse en voyageur curieux de la façon dont le bâti s’incruste entre roche et eau. Cela lui donnera, plus tard, l’occasion de se livrer à l’un de ses exercices favoris, faire un livre. En l’occurrence, ce sera « Porti di Mare », somptueux objet, à la fois raffiné et strict, lumineux et lucide. Sans emphase, jamais, ce qui ne signifie pas sans sensibilité, mais sans aucun pathos, aucun des romantismes faciles du genre. La rigueur est première pour canaliser le regard qui peut si vite se distraire. Plus de quatre vingt livres et catalogues témoignent de l’amour du livre chez cet homme qui aimait cultiver la lecture, se passionnait pour la philosophie, ne concevait urbanisme et architecture que comme pensée à mettre en œuvre. Il était naturellement désespéré par ce qu’il constatait et voyait mais il ne forçait jamais le trait. Son portrait de Monaco en témoigne, tout comme ce qu’il a pu produire à Istanbul ou tout récemment à Rio de Janeiro.

Travailleur infatigable, acharné, il pouvait passer des heures et des heures à discuter sur le fond. Il adorait ces échanges d’idées, ces joutes verbales dans lesquelles il pouvait se perdre avec plaisir sans jamais vouloir avoir raison. Il échangeait, se nourrissait des mots pour aller ensuite placer sa chambre au bon endroit, affirmer le point de vue, mettre en évidence errements et chaos de la ville – il aimait dire que Milan, sa ville, en était un bon exemple -, rendre claires les lignes de force.

Il faudrait tout citer, du noir et blanc à la couleur, de la Silicon Valley à Shanghai, de la Provence Antique que celui disait ne pas aimer les ruines et les monuments avait parcourue sans jamais verser dans les illusions romantiques ou l’éloge à un Beyrouth en ruines dont il saura souligner sans pathos les couches d’histoire éventrées par la folie destructrice. Tout cela, on le retrouve dans les livres, au fil des pages, avec beaucoup d’entretiens aussi, dans lesquels il s’explique avec clarté sur sa pratique, sur le sens qu’il donne à la photographie.

Il s’impose comme l’un des tenants les plus déterminés de la photographie documentaire. Parce qu’il a su, mieux que quiconque, allier une pensée sur la ville et l’architecture et son affirmation dans une production photographique. Car c’est bien de photographie qu’il s’agit là, pas d’image. Quels qu’aient pu être ses débats avec les architectes qui lui reprochaient parfois de ne pas être au service de leurs créations, il collabora avec ceux qu’il aimait le plus, débâtit sans fin, et il est le seul photographe à avoir été couronné d’un Grand Prix à la Biennale d’architecture de Venise.

Il aurait voulu pouvoir répondre à l’invitation qui lui a été faite de photographier la ville de Sète, il y a encore deux semaines, il envisageait de pouvoir venir travailler à Paris, en avril ou en mai. Ce ne sera pas possible.

Comme dans cette rue de Beyrouth barrée par des chevaux de frise et qu’il a regardée crânement, bien en face, il a fallu s’arrêter. Mais tout autour, et au-delà de cet instant douloureux restent toutes les strates d’une histoire, les empilements de pages, les images bien rangées, à leur place, qui posent les questions justes. Je regarde une vue de Rome, en couleurs, douce à l’automne, quand la nature semble encore intouchée et que la lumière vibre de sensibilités picturales. Je m’y retrouve heureux. J’y retrouve Basilico heureux.

Ciao Gabriele.

Christian Caujolle.

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