La Vraie Femme
Frank Horvat
Ce n’est pas une clef pour toutes les portes de ma maison. Seulement pour certaines, et durant quelques années.
Au temps de mon adolescence et de ma première jeunesse, la femme de mes rêves était longiligne, voyante et surtout pas intellectuelle – en fait l’exact opposé de ma mère (Sigmund Freud ne s’en serait pas étonné…).
De sorte que l’univers de la mode fut pour moi une Terre promise, où toutes celles qui se présentaient devant mon appareil semblaient sorties de ce moule. Mais hélas encombrées de scories, dont je ne pouvais les débarrasser : comme les robes, les tailleurs, les manteaux, les chapeaux et les autres accessoires qu’elles devaient porter et qui étaient rarement à mon goût. Cependant elles étaient payées pour cela et je l’étais pour photographier ce qu’elles avaient sur le dos.
Moins incontournables me semblaient les béquilles dont elles se servaient (et trop souvent abusaient) pour valoriser les dons qu’elles avaient reçus de la nature : rouge à lèvres, rouge à ongles, fond de teint, mascara, faux cils et surtout perruques, alors très en vogue parce qu’interchangeables et remplaçant des heures de coiffure : les top en avaient des valises entières, qu’elles traînaient de studio en studio.
Tout cela cadrait mal avec mes rêves. Mais le pire était leurs stéréotypes : le regard ardent, le sourire mécanique, le rire toutes dents, l’oeil rêveur, la démarche triomphante, le feint abandon du cou, le déhanchement séducteur, les lèvres entrouvertes comme au seuil d’un orgasme. Comment y croire – et comment en tomber amoureux ?
À partir de ce désenchantement, mes séances de mode devinrent des combats. Pour récupérer et remettre en lumière – malgré les scories, les béquilles et les stéréotypes – ces créatures dont je m’entêtais à retrouver une trace de ce qu’elles pouvaient avoir été, peut-être seulement quelques heures plus tôt, au moment de sortir de leur douche. Des combats – en somme – contre des moulins à vent.
« Estompe ce rouge à lèvres ! Enlève ces faux cils ! Ne pourrions-nous pas essayer sans perruque ? Arrête de sourire, s’il te plaît ! Et surtout : ne regarde jamais l’appareil !«
Tous finirent par me détester. Les top parce je démolissais leur répertoire et dédaignais ces perruques qui leur avaient coûté cher. Mais aussi les coiffeurs et les maquilleuses, que j’empêchais de démontrer leurs talents, et les rédactrices dont je transgressais les tabous.
Mais les magazines publiaient mes photos, parce que le prêt-à-porter exigeait des images plus crédibles et parce que leurs directeurs l’avaient compris.
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