« Photographier et filmer un paysan, c’est entrer dans sa vie privée et créer des relations de confiance sur de nombreuses années. »
Au cours des années 1990 et 2000, Raymond Depardon sillonne la France paysanne avec sa chambre photographique 6 x 9. De cette exploration du monde rural, il réalise des photographies en noir et blanc qui racontent la terre, les hommes, le travail manuel, l’isolement et la fragilité des petites exploitations agricoles mais aussi la beauté des paysages français.
C’est l’automne, nous sommes au début des années 1990. J’ai acheté un vieux camion autrichien Pinzgauer, un six roues motrices équipé pour dormir dans le désert.
J’ai décidé de faire des photographies et plus tard un film sur les paysans de la moyenne montagne.
Je vais partir seul pour mieux connaître ce territoire et ses habitants situés dans des régions de France désertées.
J’ai eu la chance de vivre mes premières années dans une ferme de la vallée de la Saône.
Je ne suis pas nostalgique de mon enfance ; même si j’avais une grande liberté, je voyais que le travail de mes parents était très dur, bien loin des clichés de la vie à la campagne.
Je suis parti dans le sud de la France au bord de la mer puis j’ai remonté tout doucement les premiers contreforts montagneux des Cévennes en dormant dans mon camion.
Je voulais approcher lentement ces vallées et ces plateaux, cet arrière-pays méditerranéen qui était déjà deserté et sinistré. […]
J’avais quelques noms écrits sur un bout de papier, des cartes détaillées, comme si j’allais dans des contrées isolées de l’Afrique. Ce fut pour moi un voyage passionnant.
Mais il fallait que je sois introduit par un voisin, un maire ou un postier pour rencontrer des paysans. C’était plus difficile que de trouver des Bororos dans le Sahel ou des Chipayas sur l’Altiplano. On ne rentre pas dans une ferme sans rendez-vous.
J’avançais dans un paysage hostile où les rares piétons croisés fuyaient ma présence.
Je redécouvrais mon pays, ma culture.
Les jours passaient, je roulais sans fin et je n’avais toujours pas rencontré qui que ce soit, pas l’ombre d’une connaissance ou le début d’une piste pour pouvoir élaborer un projet.
Je photographiais cette grande solitude avec bonheur. J’étais fasciné par ces routes et ces villages vides. Je pense que c’est l’une des plus belles expériences de ma vie. […]
En roulant, je comptais combien de fois on m’avait dit que la France avait changé, que l’agriculture était maintenant un métier moderne et rentable, alors que les paysans de mon enfance avaient disparu. Il ne fallait parler que du progrès pour ne pas porter préjudice à l’ensemble de l’agriculture française.
Je voyais bien que ces terrains accidentés de la moyenne montagne n’étaient pas adaptés à l’agriculture intensive que l’on planifiait dans toute la France.
Ces hommes et ces femmes qui habitaient et persistaient à cultiver ces territoires désolés étaient des sages, des philosophes, des héros, en avance sur l’indispensable décroissance à venir. Ce choc politique et idéologique a été un moteur pour mon projet.
La neige est arrivée, le froid aussi. C’était l’hiver, je suis rentré à Paris, puis je suis revenu au printemps. J’ai commencé à photographier les rares personnes qui m’attiraient, une photo après l’autre, sans rompre l’harmonie qui s’installait entre nous.
Un jour, un paysan m’a dit : « Je suis content de vous revoir », et c’est là qu’on a commencé à prévoir le tournage de Profils paysans : l’approche. Puis ce fut Profils paysans : le quotidien et nous avons terminé avec La Vie moderne.
Aujourd’hui beaucoup de ces paysans ont disparu. Il reste les neveux et les nièces, mais peu d’enfants ont repris les exploitations familiales. L’été, pendant les vacances, les villages se repeuplent pendant une courte durée. J’aime ces lieux, c’est un grand plaisir pour moi d’y retourner régulièrement pour prendre des nouvelles.
Raymond Depardon 17 janvier 2020
Raymond Depardon
Né en 1942 à Villefranche-sur-Saône. Vit à Paris. Cinéaste, photographe et journaliste international, Raymond Depardon occupe une place singulière dans le champ de l’image contemporaine. Cofondateur de l’agence Gamma en 1967, il rejoint en 1978 l’agence Magnum et réalise des reportages dans le monde entier jusqu’au début des années 1980. Par la suite, tout en gardant une pratique quotidienne de la photographie, il tourne des films documentaires en cinéma direct.
Raymond Depardon met l’image fixe et animée au service d’une écriture simple et unique. Des premières images prises au début des années 1960 aux tout derniers voyages en Afrique et en Amérique du Sud, le travail de Raymond Depardon se caractérise par une approche profondément humaine. En 2010, il présente l’exposition La France de Raymond Depardon à la BnF François Mitterrand à Paris, en 2013, l’exposition Un moment si doux au Grand Palais à Paris, et en 2019, Raymond Depardon : 1962-1963, photographe militaire au Musée national de la Marine à Toulon et au Musée du Service de santé des armées – École du Val-de-Grâce à Paris. Avec son épouse Claudine Nougaret, Raymond Depardon a réalisé de nombreux films dont Urgences (1988), La Captive du désert (1990), Délits flagrants (1994), Paris (1998), 10e chambre, instants d’audiences (2004), La Vie moderne (2008), Journal de France (2012), Les Habitants (2016) et 12 jours (2017).
Pour la Fondation Cartier, Raymond Depardon a participle à une dizaine d’expositions, collectives ou monographiques, donnant lieu à la réalisation des films Amours (1997), Déserts (2000), Chasseurs et Chamans (2003), 7 x 3 (2004), Donner la parole (2008), Au bonheur des Maths (2011), 8e étage (2014) et Mon arbre (2019). Il a par ailleurs publié plus de cinquante livres de photographies.
Raymond Depardon : Rural
Version bilingue français/anglais
Relié, 35 × 28 cm, 124 pages
86 photographies noir et blanc
Texte de Raymond Depardon
ISBN : 978-2-86925-162-5
Prix : 45 €
Parution : octobre 2020
Diffusion : Actes Sud
261, boulevard Raspail, 75014 Paris
www.fondation.cartier.com/editions