Deux mannequins noirs se regardent, pommettes saillantes, cheveux relevés en chignon à pics, dans les coulisses de la Fashion Week de Lagos. Bubu, le chimpanzé orphelin, tend saute dans les arbres avec l’aide d’un garde-forestier à Buba, en Guinée Bisseau. Ginika, jeune nigériane, assise à l’arrière d’une voiture, toque et chemise à jabot, s’apprête à recevoir son diplôme de droit.
Voilà l’Afrique du quotidien. Depuis 2012, le compte Instagram Everyday Africa dévoile la beauté et la richesse du continent, avec ses complexités et ses nuances. Ce projet photographique raconte la vie ordinaire, loin de la guerre, la violence, la pauvreté et la maladie. Si le projet est ambitieux : « combattre les clichés, rester loin du sensationnalisme et plus proche du familier », Peter DiCampo, photographe et co-fondateur, reste un homme modeste. Cet Américain a commencé comme volontaire dans le programme des Peace corps au Ghana. Son acolyte, Austin Merrill, aussi, en Côte d’Ivoire. En quatre ans, ils ont réussi à fédérer une communauté de 310.000 fans sur Instagram, ont publié plus de 3.300 photos, qui ont été réalisées par des artistes occidentaux, mais aussi africains.
Après plusieurs expositions, le lancement d’un programme éducatif et un succès toujours grandissant sur les réseaux sociaux, arrive l’envie d’en faire un livre en 2016. Pour leur projet, né et développé pour les réseaux sociaux, Peter DiCampo et Austin Merrill voient plus loin. Il sera un livre, une sélection de 260 photos, « le but de tout projet réussi », assure Peter. Et un « enregistrement permanent d’un format – Instagram – en perpétuelle évolution. » Malgré la sortie du livre « EverydayAfrica : 30 photographersre-picturing a continent », le projet ne renie pas ses origines et continuera de publier sur Instagram.
Et s’ils doutaient de leur popularité, le succès du financement du livre en crowdfunding peut les rassurer. La somme demandée de 30.000 dollars a été atteinte en seulement vingt jours, au lieu des 40 que dure la campagne sur Kickstarter.Peter se dit toujours autant surpris par l’engouement. « Je sais que c’est un programme très populaire sur les réseaux sociaux, mais je réalise aussi que la communauté des photographes aime ce que nous faisons et nous soutient. Deux victoires différentes, toutes les deux énormes. »
La force d’EverydayAfrica, c’est de pouvoir lancer des débats constructifs sur un réseau social, fait assez rare à l’heure de la haine 2.0. Les internautes, d’eux-mêmes, réfléchissent sur la couverture photographique et médiatique de l’Afrique. En publiant un support physique, EverydayAfrica ne renie pas ses origines : ces commentaires et conversations seront intégrés dans la seconde partie du livre. « Nous créons aussi un document sur comment l’Afrique est perçue, comment les gens l’imagine et comment nous communiquons aujourd’hui. »Le compte Instagram est devenu un espace de réflexion sur l’imagerie africaine, souvent teintée d’exotisme, de sentimentalisme bienveillant. Au début du projet, quand la communauté de fans était essentiellement composée de jeunes Américains instagrammers, les remarques comme « Je veux aider à sauver les Africains ? » étaient courantes. « Et là on se demande, comment cette photo a-t-elle pu provoquer ce genre de sentiment ? » en rigole Peter. Au fur et à mesure que le public s’est déplacé en Afrique, les débats ont émergé avec réactions « plus personnelles ». Du genre « c’est le village où j’ai grandi, merci de le montrer. » Puis des débats sur le trafic des animaux, la couverture photo des femmes… « Il m’a semblé que nous avions le devoir de garder tout ça », résume-t-il.
Seulement, Peter et Austin craignent de creuser le problème seulement en surface, sur un réseau social. Alors ilscréent un programme éducatif, pour les jeunes américains et ainsi « s’engager d’une manière plus profonde. » Aller dans les écoles, confronter les ados à leurs propres perceptions de l’Afrique et écouter leur sentiment sur la perception de leur propre communauté dans les médias. Et enfin, la pratique de la photo, avec leur propre « projet everyday ». Le livre n’y restera pas étranger, il sera à la fois ouvrage d’art et éducatif.
Pas seulement pour les ados, mais aussi pour les journalistes : « le problème, c’est d’aller quelque part pour chercher une histoire particulière. » Peter en fait lui-même les frais de cette pratique quand il réalise un reportage sur les réfugiés en cherchant « des victimes et de la violence ». « Comme nous partons avec des idées préconçues, on se limite à trouver ces images. On tend donc à voir seulement les extrêmes, et pas l’ensemble de la vie quotidienne en Afrique. »Mais le constat n’est pas si sombre. En art notamment, des expositions parisiennes se sont intéressées au charme de la vie quotidienne en Afrique. Seydou Keita au Grand Palais, son studio, où il photographie le tout Bamako, la classe des femmes et des hommes. Ou encore l’exposition Beauté Congo, à l’été 2015, à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, prolongée grâce à son grand succès.
Cette popularité de l’Afrique prend-elle racine dans une envie d’exotisme ou bien d’intérêt véritable ? La problématique est véritablement contemporaine et transcende tous les univers. La preuve, le concept AfricaEveryday est si inspirant qu’il a donné naissance à des équivalents dans différentes régions : Asie, Egypte, Jamaïque, Amérique latine, Moyen-Orient, Irak, Etats-Unis et même, l’Iran…
Cécilia Sanchez