Voici le vingt-quatrième dialogue de la Ettore Molinario Collection, ce qui signifie deux années de rencontres heureuses et stimulantes. Pour célébrer cet anniversaire, j’ai choisi un thème ancien et contemporain, le mythe du chevalier. De l’Est et de l’Ouest, un homme voyageant dans et hors des limites de la liberté, qui je pense me ressemble beaucoup.
Ettore Molinario
Aucun samouraï ne voudrait jamais être un ronin, un « wave man », un vagabond. Une faute, celle de la liberté et du manque de seigneur à qui offrir ses services, qu’il fallait racheter, s’il était un homme de courage, en se faisant harakiri. Le jeune samouraï, incarné vers les années 1870 par Suzuki Shin’ichi I, vivait un drame égal, sinon plus grand car toute la classe guerrière était écartée, puisque les dirigeants de l’ère Meiji avaient préféré une sorte d’armée régulière d’inspiration européenne. Comme si des siècles d’histoire japonaise avaient été condamnés au sacrifice ultime, face à l’objectif, ces yeux mélancoliques savaient qu’ils ne contempleraient plus la fureur de la bataille, ni ne suivraient l’éclat du katana, où résidait l’âme du samouraï. , ni la lueur de la lame plus courte, appelée wakizashi. L’armure, le surplis, le casque resteraient des objets impuissants, sans vie, d’horribles souvenirs, et personne ne comparerait la splendeur des fleurs de cerisier à la vue grandiose d’un samouraï enveloppé de son armure. « Parmi les fleurs le cerisier, parmi les hommes le guerrier » dirait-on pour évoquer la suprême beauté. Mais aussi sa fragilité, car comme un coup de vent faisait tomber les pétales blancs, ainsi le samouraï mourut sous un coup d’épée ennemi. A la même époque en Europe, sur les dernières vagues du romantisme et du renouveau néo-gothique, le mythe du chevalier errant s’épanouit d’une autre manière, dans toute sa richesse introspective, et le personnage de cet homme solitaire, sans frontières, fidèle à son l’indépendance, car c’était la valeur absolue, devint le symbole de la seule vie possible. En dehors des règles sociales. En dehors des rouages de l’économie. Dehors un horizon sentimental déjà si bourgeois qu’il force le sort des hommes et des femmes dans la famille. A cheval, jusque dans les forêts de la métropole, les chevaliers modernes menaient d’autres croisades et célébraient la solitude, qui était avant tout un combat inégal contre l’insensé, la violence indéracinable, le mal dans l’existence de chacun.
Dans les années terribles de la Seconde Guerre mondiale, cette figure emblématique a inspiré Serge Lifar, danseur des Ballets russes, chorégraphe, maître de ballet de l’Opéra de Paris, théoricien, écrivain, en un mot l’un des grands qui a révolutionné la danse du vingtième siècle.
En 1941, Lifar crée le ballet Le Chevalier et la Demoiselle, et la dame, transformée par un sorcier en biche blanche, est une hypothèse d’amour, mais elle représente surtout Paris occupé, et à la capitale appartiennent son théâtre, son corps de ballet, son orchestre. Une ville dans la ville à défendre, même au prix de lourds compromis avec les dirigeants Nazis. Au Studio Harcourt, fondé en 1933 par Cosette Harcourt, Lifar porte le costume de scène. L’armure était brodée sur les jambes et sur la poitrine, et la lance, légèrement oblique car même dans la nature statique tout est en mouvement, rappelant les exploits des tournois médiévaux. Mais peut-être l’image d’une autre guerre était-elle revenue à l’esprit du danseur et d’un autre chevalier errant, lui-même un jeune garçon, qui en 1922, à l’âge de dix-sept ans, quitta seul Kiev envahie par les bolcheviks, et s’enfuyant en traîneau à travers les bois de Polonia atteint Varsovie, et de là, en janvier 1923, arrive à Paris et rejoint la compagnie de Sergej Diaghilev. « J’étais un citoyen libre de l’univers dans la capitale la plus libre du monde » se souvient Lifar dans son autobiographie. C’était il y a cent ans. Qu’aurait fait le chevalier Lifar aujourd’hui dans sa ville en guerre une fois de plus ?
Ettore Molinario
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