… et labora / Préface
Le XIXe siècle fut celui de l’avènement de l’œuvre de Vincent van Gogh mais également celui de l’apparition du médium photographique, qui devint rapidement l’un des outils les plus important de nos sociétés modernes.
Conscients de cet intérêt, Ruth et Peter Herzog commencèrent à rassembler des photographies anonymes dès le début des années 1970, constituant ainsi une collection qui regroupe aujourd’hui près de 600 000 documents. L’exposition « … et labora » présente une fraction de ce riche ensemble, en y ayant puisé photographies et albums en relation avec le thème du travail. Depuis les vues d’intérieurs d’usines jusqu’au travail dans les mines en passant par les tâches agricoles ou les petits métiers des villes, les images de la collection Herzog offrent des témoignages rares d’une époque dont les bouleversements se font ressentir encore aujourd’hui.
Si ces clichés font la part belle aux photographes anonymes, l’exposition présente également des œuvres d’artiste contemporains qui ne cessent de s’interroger, aussi bien formellement que conceptuellement, sur nos manières de travailler et nos modes de production. Le travail constituait d’ailleurs déjà pour Van Gogh une préoccupation majeure – en tant qu’artiste mais aussi en tant que témoin d’une société européenne en voie d’industrialisation.
Aujourd’hui, la collection Herzog est conservée dans trois lieux distincts : à la fondation privée Herzog à Bâle, au Jacques Herzog und Pierre de Meuron Kabinett à Bâle également ainsi qu’au Musée national suisse à Zurich. Le travail effectué par ces trois entités garantit une numérisation et un archivage précieux pour une collection dont les qualités artistiques et l’importance scientifique représentent une mine d’or pour les générations à venir.
Nous sommes particulièrement touchées de pouvoir présenter cette collection à Arles, tant elle permet d’enrichir un dialogue fécond avec le passé de la ville, bercée par l’histoire et l’héritage des anciens ateliers SNCF où Luma est désormais installé. Mais c’est également avec joie que nous percevons à travers cette exposition la continuité du dialogue entretenu entre Arles et la photographie.
Exposer les photographies de la collection Herzog en dialogue avec les travaux d’artistes contemporains a constitué une démarche aussi passionnante qu’instructive. Cela n’aurait pas été possible sans le chaleureux soutien de Ruth et Peter Herzog, sans l’équipe du Jacques Herzog und Pierre de Meuron Kabinett avec M. Paul Mellenthin et du Musée national suisse avec Mme Ricabeth Steiger. Merci également à M. Andreas Gursky et à la galerie Gagosian, au Guggenheim Abu Dhabi, à M. Greg Hilty et la galerie Lisson, à la galerie Sprüth Magers et à Barbara Gladstone ainsi qu’à Hauser & Wirth, à la galerie Max Hetzler, à mother’s tankstation et à Klosterfelde Edition. Un grand merci également aux artistes Emmanuelle Lainé et Michael Hakimi pour leur confiance.
Nous souhaitons aussi présenter tous nos remerciements au Mucem et au Museon Arlaten pour leurs prêts d’ex-voto. Enfin, merci au Van Gogh Museum d’Amsterdam pour sa précieuse et fidèle collaboration.
Maja Hoffmann
Présidente de la Fondation Vincent van Gogh Arles
Bice Curiger
Directrice artistique de la Fondation Vincent van Gogh Arles
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Avec l’œil du collectionneur
Un entretien avec Peter Herzog par Barbara Basting
Barbara Basting : Vous avez un jour parlé de la naissance de la photographie comme d’un Big Bang…
Peter Herzog : La naissance de la photographie a en effet été comme un Big Bang : subitement, sans être un artiste, on pouvait tout fixer, le plus sublime et le plus banal, le vivant et le mort, la mer de glace et le désert.
BB : Votre collection est très vaste, d’un point de vue historique, thématique, esthétique…
PH : Jusque dans les années 1970, je ne me suis pas tellement intéressé à la photographie. Puis, à un marché aux puces zurichois, je suis tombé sur une photo où l’on voit des fileuses assises en cercle sur une terrasse, qui travaillent de concert et bavardent. Il est difficile de situer ces jeunes femmes : s’agit-il d’élèves d’une école de jeunes filles, de paysannes qui se retrouvent régulièrement ?
Je n’étais cependant pas seulement fasciné par leur activité. Sur ce cliché aux nuances brunes apparaît un chien blanc. J’ai tout de suite pensé au chien de la veuve Bolte de Wilhelm Busch, et ce basculement dans le comique m’a également fasciné.
On voit en outre une vieille femme ; les jeunes filles filent et la vieille femme dévide le fil. Ce qui est raconté est pour ainsi dire dévidé par la même occasion. La rencontre de ces différents niveaux – documentaire, esthétique, allégorique et comique – m’a d’un seul coup ouvert les yeux sur ce qu’est, ou ce que peut être, la photographie.
BB : Le philosophe français Jacques Rancière écrit dans ses réflexions sur la photographie1 que celle-ci est récemment devenue un art important précisément pour cette raison : d’une part elle est la trace de quelque chose constitué de plusieurs couches et difficile à saisir, d’autre part elle demeure un simple document. Cette polarité semble vous intéresser…
PH : Nous touchons ici au « punctum » de Roland Barthes2 : si cette image n’a sans doute rien de particulier pour quelqu’un d’autre, elle a touché quelque chose en moi. Si l’on en cherchait la raison à l’aide de la psychanalyse, on se retrouverait vite dans l’histoire de ma vie. Ce cliché fait écho à certains de mes souvenirs d’enfance, notamment à ceux de ma grand-mère et de ma lecture de Wilhelm Busch.
BB : Pourquoi fait-on bien plus rapidement ces rapprochements personnels avec la photographie qu’avec les arts plastiques ?
PH : La photographie, la plupart du temps, n’est pas polluée par le désir de l’artiste de se représenter.
BB : Aux premières expositions universelles, par exemple à celle de 1855, à Paris, la photographie était présentée dans la section « Industrie et Techniques ». Occupait-elle le même rang que la peinture et la sculpture aux Salons artistiques ?
PH : À l’époque, elle représentait un défi aux yeux du public. On y voyait de la magie : soudain, une image apparaissait du néant. C’était en plus une réplique de la réalité, plus précise que la meilleure peinture miniature. Mais elle était minuscule. Ce qui était révolutionnaire, c’était ce format et les couleurs subtiles, rarement reconnues comme telles.
Ce qui a été décisif, c’est que le photographe Gustave Le Gray a mis à la disposition des « peintres maudits » ses salons du boulevard des Capucines. Les impressionnistes, cette clique de barbouilleurs proscrits par le jury du Salon officiel, trouvèrent également refuge chez Le Gray qui voyait que la peinture devait évoluer à l’âge de la photographie.
BB : Ce qui distingue celle-ci de la peinture, c’est l’instantané du cliché…
PH : En effet, à la différence des tableaux, les photographies sont souvent des images qui naissent dans l’instant, des images « volées ». C’est ce qui fait leur charme.
BB : Vous avez élargi de bonne heure le spectre esthétique. À côté des incunables, à côté de clichés de Nicéphore Niépce, Felice Beato, Eugène Atget, on voit aussi toujours des sujets comparables, des images semblables de photographes inconnus. Je pense à ces photographies absolument fascinantes de passantes, dans le Paris du tournant du xxe siècle, qui rappellent de loin Jacques Henri Lartigue. Elles sont cependant moins raffinées et en même temps bien plus captivantes.
PH : Pour un collectionneur, la confrontation est un principe. Des experts m’ont déjà reproché de mélanger des perles avec le pire rebut. Il n’y a cependant à mes yeux que deux types de photographies : celles au contenu captivant et celles dépourvues de message. Et tout m’intéresse. Quand on dit les choses ainsi, c’est immédiatement pris pour un manque de sens critique.
Je peux malgré tout souligner que je n’aime pas les fausses images. Je nommerai à titre représentatif celles d’Helmut Newton : elles cherchent à faire un effet, et prétendent, avec des moyens primitifs, avoir un punctum. Je n’aime pas ce qui s’impose à moi, visuellement ou autrement, ce qui se prostitue, ce qui cherche à faire passer le superficiel pour du substantiel.
BB : Avec votre collection, vous poursuivez clairement un but encyclopédique. Ce qui est prétendument sans valeur met continuellement à l’épreuve le reconnu. Souhaitez-vous corriger les points aveugles de vos contemporains ?
PH : Il y a quarante-cinq ans déjà, en collectionnant le banal, le quotidien, j’ai fait ce que l’art a depuis accompli en s’intéressant au trash. J’ai voulu montrer que le médiocre peut être captivant. Quelqu’un a récemment qualifié cela d’éclairant. J’ai toujours été intéressé par le modeste, ce qui n’est pas pris en compte, ce qui est apparemment laid, le négligé. Mais, paradoxalement, on ne peut attirer l’attention sur ces photos qu’en les juxtaposant aux perles, cela permet de voir comme elles sont formidables, en fin de compte. J’ai toujours voulu éviter de présenter uniquement les icônes.
BB : Cela veut dire qu’il faut faire fi des préjugés esthétiques ?
PH : C’est une première chose. Il faut aussi toujours essayer de regarder les photographies à travers le prisme de l’humain, et pas seulement avec les lunettes de l’historien de l’art, du sociologue, de l’historien. Il faut les voir comme les particules d’une réalité qui est une partie de notre propre réalité. Quel genre d’être humain y a-t-il derrière l’image, quel genre d’histoire ? Que ce soit la réalisation d’un artiste ou non n’a aucune importance. Ce qui est bien plus intéressant, c’est la raison pour laquelle un cliché est ainsi et pas autrement. C’est l’énigme de la photographie.
BB : Les premières photographies de la vie quotidienne et du monde du travail ont été prises par des gens qui avaient une sensibilité particulière pour ces sujets ou qui s’y intéressaient…
PH : Tout à fait. Au xixe siècle, le travailleur – lorsqu’il est représenté –, est photographié en groupe devant la porte de l’usine, saisi et pensé comme propriété du directeur. Ce type de cliché était destiné à des rapports à l’attention de la direction et des actionnaires.
BB : La photographie est donc devenue de bonne heure un moyen de contrôle au service du progrès, qui suscitait une véritable euphorie à l’époque…
PH : Avec ces photographies, où apparaissent les nouvelles conquêtes industrielles, les machines et les halles inondées de lumière, nous nous retrouvons presque dans la peau des propriétaires d’usines. C’est de l’idéologie pure.
Tous les recoins de l’usine sont débarrassés des détritus des travailleurs. Ceux-ci sont relégués à l’extérieur et traités non comme des individus, mais comme masse. Comme une seule machine. Cette imagerie est instituée par la photo d’usine la plus ancienne et la plus importante, un daguerréotype qui montre le personnel d’une fabrique de montres de Saint-Imier, vers 1850.
BB : Qu’avez-vous appris sur la photographie ces quarante-cinq dernières années ?
PH : La collection prise dans son intégralité représente un legs : la photographie est preuve, contrôle, témoignage que quelque chose est comme ceci ou comme cela. Cependant, la seule conclusion que j’ai tirée des millions de clichés que j’ai vus est la suivante : on ne peut saisir le monde avec la photographie, ni avec quoi que ce soit d’autre. Il nous faut apprendre à accepter que ce soit insaisissable.
BB : Votre collection risque d’être dispersée à l’avenir. Quelle signification aurait pour vous sa dissolution ?
PH : Ce serait la conséquence de ce que m’a enseigné la photographie. Cette collection a été conçue pour faire de l’effet dans la largeur. Il a été important de la montrer, d’en parler avec d’autres personnes. Il y a une chose que j’ai très vite comprise, c’est que la photographie constitue un moyen formidable d’entrer en conversation avec les gens les plus divers, des élèves et des professeurs, des vieux, des jeunes, des ouvriers, des milliardaires. L’enrichissement que m’a apporté la photographie sur le plan humain est immense. Je soupçonne parfois que c’est la véritable raison qui m’a poussé à faire cette collection.
Le collectionneur ou l’artiste est un pêcheur : l’appât est sa photographie, sa composition, elle n’a pas d’autre objectif que celui de nous amener à communiquer. Pour que nous ne nous perdions pas dans cet océan, dans ce monde que nos possibilités limitées ne nous permettent pas de comprendre mais dans lequel nous ne sommes pas seuls.
- Jacques Rancière, Le Destin des images, Paris, 2003
- Roland Barthes, La Chambre claire, Paris, 1980
Extraits de « Mit dem Augen des Sammlers, Barbara Basting im Gespräch mit Peter Herzog », in : Der Körper der Photographie – Eine Welterzählung in Aufnahmen der Sammlung Herzog, Limmat Verlag, Zurich, 2005
Après avoir étudié la philologie germanique et romane, et la philosophie à Constance et Pairs, Barbara Basting a été rédactrice au magazine culturel suisse du (1989-1999) puis du Tages-Anzeiger (2001-2008), tous les deux situés à Zurich. Journaliste indépendante pour divers médias, elle a par ailleurs été rédactrice en chef à la radio suisse DRS2/SRF2 Kultur (2009-2012). Elle dirige le département Arts visuels de la ville de Zurich depuis 2013.
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L’exposition thématique “… et labora” trouve son origine dans l’exploration de la collection de Ruth et Peter Herzog, qui rassemble plus de 600 000 photographies – certaines anonymes, certaines de praticiens de renom. La centaine d’images présentée ici, mêlant photographies pionnières du XIXe siècle et photographies réalisées à partir de la première moitié du XX e siècle, interroge le travail dans sa représentation et son exécution quotidienne. La rencontre de cette sélection avec des ex-voto provençaux et la création contemporaine, captant ou sublimant les différentes réalités des lieux de travail, permet une exploration de ce thème par le biais de multiples entrées.
Se saisissant de la célèbre formule « Ora et labora » (« Prie et travaille ») liée au mode de vie des moines bénédictins, l’exposition évoque par détour le retrait de la main de Dieu et du travail spirituel en faveur de la force invisible du marché qui ne cesse de réorganiser nos vies depuis la première révolution industrielle.
Les photographies réunies orchestrent un panorama des développements technologiques du siècle qui a vu naître l’avènement de la photographie. Elles offrent à voir des vues d’usines et de grands projets de construction du siècle liés, entre autres, à la croissance rapide des métropoles – métros, tunnels et lignes de chemin de fer – ou encore à la mécanisation du travail agricole.
Elles capturent également la présence fragile de l’individu dans ces environnements clos ou en mutation.
À travers leurs oeuvres grand format, Andreas Gursky et Thomas Struth conduisent leur propre investigation des rouages du monde du travail actuel. Représentés avec une étonnante distance, les lieux de travail d’un monde globalisé et high-tech font leur entrée dans l’art contemporain.
L’apparition de l’humain-cyborg, l’exploitation des minorités ouvrières ou la présence de vendeurs de rue constituent autant de sujets saisis par les artistes contemporains présentés à la Fondation.
Un autre regard spécifique lié aux activités humaines se retrouve dans les ex-voto provençaux, nés d’un geste simple et direct de foi aux XIXe et XXe siècles, représentant des accidents de travail. Parvenant à figurer des scènes que la photographie de l’époque n’était pas encore en capacité de capturer sur le vif, ces objets d’art populaire reflètent aussi la laïcisation des mentalités, perceptible à travers leur évolution iconographique.
Avec le développement de la société industrielle, on assiste à l’apparition de nouvelles activités mais aussi à la transformation profonde des catégories socio-culturelles.
Le début du XXe siècle voit ainsi la nouvelle classe prolétarienne se syndicaliser ; les revendications portées par les ouvrières et ouvriers offriront la possibilité aux générations suivantes de jouir de droits sociaux inédits leur permettant de partir en vacances, de se divertir, ou de se déplacer plus aisément. Ces moments de loisir ne cesseront d’être documentés grâce au nouveau medium que représente la photographie, devenue plus démocratique.
Le dynamisme que connaît alors l’Europe va de pair avec une évolution remarquable des lieux de vie. À la faveur de l’exode rural, les villes foisonnent de petits métiers dont quelques représentations sont parvenues jusqu’à nous. C’est également l’époque de l’essor du secteur tertiaire : les métiers de la restauration, du service ou encore de la communication prospèrent et passent, aux yeux de la jeunesse de cette première moitié du XXe siècle, pour des métiers d’avenir.
Le développement industriel n’exclut pas pour autant le monde agricole – au contraire, il travaille à sa modernisation intensive et à sa restructuration.
Si la machine, toujours plus présente, semble être le symbole fort de cette évolution, l’être humain, rouage essentiel de la production à l’époque pré et post-industrielle, demeure au Coeur de la mise en place de ces changements. Son corps est son premier instrument, comme l’atteste le film Incremental Self : les corps transparents (2017) d’Emmanuelle Lainé sur l’interdépendance entre l’homme et sa machineprothèse, mais aussi l’ensemble des photographies anonymes immortalisant des travailleurs manuels posant sur leur lieu de travail.
Aujourd’hui, la matérialité économique et technique du capitalisme tardif s’efface progressivement au profit d’une économie dématérialisée et déterritorialisée, dont la forme la plus aboutie pourrait être la crypto-monnaie. Yuri Pattison, avec son oeuvre The Ideal (2015), nous révèle pourtant l’aspect rudimentaire et éminemment politique derrière le développement de la plus connue d’entre elles, le bitcoin.
Commissaire d’exposition : Bice Curiger
avec Julia Marchand, curatrice adjointe
et Margaux Bonopera, assistante curatrice
Note de la rédaction : Les textes sont extraits du catalogue à paraitre.
… et labora
exposition du 16 novembre 2019 au 13 avril 2020
Une exposition thématique avec
des photographies de la collection Ruth + Peter Herzog,
des oeuvres de Cyprien Gaillard, Andreas Gursky,
Michael Hakimi, Emmanuelle Lainé,
Yuri Pattison, Mika Rottenberg,
Thomas Struth, Liu Xiaodong,
des ex-voto provençaux
ainsi que le tableau Chauve-souris (1884) de Vincent Van Gogh
commissaire d’exposition : Bice Curiger
Fondation Vincent Van Gogh Arles
35ter rue du Docteur-Fanton
13200 Arles
www.fondation-vincentvangogh-arles.org