La photographie de mode a cent ans. Depuis les premiers clichés du baron de Meyer et d’Edward Steichen, elle a suivi des chemins variés. Pendant longtemps, ce n’était que dans les pages d’un magazine, ou peut-être sur le mur d’une chambre d’adolescente, que l’on pouvait apercevoir une photo de mode. Mais les choses ont changé. Les musées organisent des expositions importantes, les galeries et les salles des ventes vendent des tirages, et les éditeurs sortent régulièrement de nouveaux titres consacrés à la photographie de mode. Les images iconiques de grands noms tels que Horst P. Horst, Erwin Blumenfeld, Irving Penn, Guy Bourdin, Richard Avedon ou encore Helmut Newton font désormais partie de notre héritage culturel et leurs œuvres se vendent à des prix records. On ne considère plus la discipline comme un passe-temps frivole mais une véritable forme artistique.
Sous cet éclairage, le langage visuel du photographe américain Erik Madigan Heck est spectaculaire. Au fil d’une carrière somme toute assez courte, il a développé une façon bien à lui de regarder la mode. Un simple coup d’œil à son ouvrage Old Future, publié cette année par Thames & Hudson et auquel une exposition zurichoise est consacrée, suffit à mettre en évidence sa signature, un traitement clair et unique des couleurs et des motifs. La série reproduite ici a été publiée par le New York Times Magazine en avril 2017. Heck avait eu l’idée de créer un portfolio sur Comme des Garçons, pour accompagner le lancement de l’exposition de Rei Kawakubo au Metropolitan Museum of Art, et de le publier dans un magazine qui en principe n’accorde aucun espace à la mode. C’est un exemple parfait de son fonctionnement – travailler avec un magazine extérieur à cet univers, et se concentrer sur le travail de Rei Kawakubo, une styliste qui s’attache à aller au-delà de la mode et exprimer des images abstraites plus qu’à dessiner des vêtements.
Soutenu par le New York Times Magazine et Comme des Garçons, Erik Madigan Heck réalise six tableaux pour la collection Automne 2017. Minimalistes, épurées, ses photos entrent en résonnance avec la palette des pièces dessinées par Rei Kawakubo. Intitulée Future of Silhouette, la série repousse les limites de la photographie de mode. Le visage blanc de Saskia de Brauw apparaît ici et là, sur un corps légèrement décalé en termes d’échelle, un corps fait de formes comme étirées, en expansion. L’histoire de la photographie de mode atteste du fait que le pendule a toujours hésité entre la beauté naturelle et la beauté artificielle. Et pourtant, l’obsession du corps sain – qui se doit d’être mince, jeune et exempt d’imperfections – a perduré. Ici, le corps prend une autre direction : depuis quarante ans, Rei Kawakubo remet tout en question. Cette collection travaille les matériaux bruts, que la styliste appelle des « non-tissus ». Les photographies de Heck transcendent tout ce qui a été fait jusque-là. Dans ses images méticuleusement composées et soulignées de couleurs vives, la frontière entre le vêtement et le fond s’estompe, jouant avec l’idée de silhouettes « futures ».
À la fois créative et commerciale, la photographie de mode est pétrie de paradoxe : produite sur commande, tout en générant des images progressistes, expérimentales et artistiques, elle représente à la fois la haute couture et la culture populaire. Considérée comme un art, elle n’en demeure pas moins une industrie, au service d’une autre – haute couture, prêt à porter, accessoires ou produits cosmétiques. Les photographes, tout comme les couturiers, produisent des œuvres qui démontrent que la beauté n’a rien de fixe et se meut en permanence. Rei Kawakubo elle aussi démontre que cet idéal est en constante évolution. Cette obsession commune de la métamorphose s’affiche clairement dans les photos créées par Heck pour Comme des Garçons.
Le photographe collabore avec des artistes qu’il admire, dans les univers de la mode et de l’art. Rei Kawakubo en fait partie. « Lorsque j’ai commencé à faire des recherches sur les différentes marques et leurs stylistes – des plus en vue aux plus obscurs – j’en suis venu à voir la mode comme un art à part entière, avec son propre langage, ses codes esthétiques et ses potentiels de création », écrit-il dans Old Future. Il serait sûrement d’accord pour affirmer que la photographie de mode est la petite sœur de l’art moderne.
Au xxe siècle, il était fréquent que les photographes passent du monde de l’art à celui de la mode. Edward Steichen, cofondateur avec Alfred Stieglitz de la parution Camera Work, joua un rôle actif au sein de la galerie new-yorkaise 291, qui fut la première à exposer de l’art moderne dans le début des années 1900 ; Man Ray et Erwin Blumenfeld entretenaient des liens étroits avec les peintres dadaïstes ; George Hoyningen-Huene suivit les enseignements des artistes André Lhote et Man Ray, et William Klein ceux d’André Lhote et Fernand Léger ; Horst P. Horst fut l’assistant de Le Corbusier et travailla aux côtés de Salvador Dali. Heck, lui aussi, explique qu’il s’est toujours tourné vers la peinture pour le guider dans l’usage des couleurs. Parmi ses influences, il ne nomme aucun photographe mais plutôt des peintres tels qu’édouard Vuillard, Edgard Degas, Peter Doig, Marlene Dumas et Gerhard Richter. Pour lui, « l’art est un continuum à partir duquel on doit construire ».
Nathalie Herschdorfer
Nathalie Herschdorfer est auteure et historienne de la photographie.
Erik Madigan Heck, Old Future
3 mai – 25 août 2018
Christophe Guye Galerie
Dufourstrasse 31
8008 Zürich
Suisse
Ouvrage publié par Thames and Hudson
28,00 £
https://thamesandhudson.com/erik-madigan-heck-old-future-9780500544709