Paris Under Attack
Dans son livre Station Metropolis, direction Coruscant, le géographe Alain Musset dresse la cartographie des villes de science-fiction. Il rappelle que le but de celle-ci n’est pas de décrire une société future idéale mais de montrer ou de dénoncer les fantasmes et les angoisses, les aspirations et les rêves d’une époque. Si certains pensent que Los Angeles ressemble aujourd’hui au film emblématique de Ridley Scott Blade Runner (dont l’action se situe en 2019) tant cette ville phare de la science-fiction rassemble tous les éléments du genre développés ces cinquante dernières années de façon paradigmatique et antagoniste (étendue tentaculaire ou verticalité concentrationnaire, surpopulation, criminalité, pollution, technologisation de l’espace public urbain…) Qu’en est-il de Paris ? À ce moment particulier de la mondialisation, de la densification urbaine et de la gentrification au cœur des grandes métropoles, quel est le rapport de Paris à l’esthétique de la science-fiction et plus spécifiquement de la dystopie ?
Paris under attack, titre quelque peu ironique, est un hommage aux comics et films de série B. C’est un projet photographique qui explore la capitale française afin d’y chercher justement des objets, atmosphères, sources lumineuses ou éléments architecturaux qui rappellent la science-fiction à l’instar des décors réels utilisés en leur temps par Chris Marker dans La jetée ou Jean-Luc Godard avec Alphaville. Cette exploration de Paris évoque à la fois hyper-contemporanéité et dystopie. La série photographique serait donc documentaire sans ne plus vraiment l’être. Docu-fiction ? Post-documentaire ? Post-photographie ? En ce sens où ces images prises à Paris se réfèrent au réel tout en s’attachant à débanaliser le banal de Paris. Celui qui fut, celui en train de se faire.
Au-delà des spéculations pseudo-scientifiques qu’elle opère à propos du futur, la science-fiction parle aussi du présent. Et c’est là tout son intérêt. Derrière la science-fiction se cache sans doute tout autant la vision d’un présent que la prémonition d’un futur. Futur dont l’image change au point que ce ne soit pas la distinction entre présent et futur qui importe mais la distinction entre deux images du futur, un futur utopique et un futur dystopique. Le futur utopique est devenu contre-utopique. Fin du rêve progressiste. Fin relative de l’espoir de transformer les choses par la révolution. La science-fiction peut donc éclairer notre regard sur le monde actuel : mondialisation, consumérisme contemporain, industrialisation sans oublier leurs effets politiques, sociaux, environnementaux et culturels. Son esthétique est intimement lié au système de production aujourd’hui dégradé, en pleine mutation sous l’impulsion des GAFAM et de l’intelligence artificielle. Ce n’est pas un hasard si la science-fiction se développa au 19ème siècle, à l’époque de la révolution industrielle anglo-saxonne, et que sa terre de prédilection est aujourd’hui l’Amérique du Nord et plus particulièrement la Californie.
Cette série photographique explore donc Paris et ses alentours tout en cherchant à évoquer cet autre monde, celui de la science-fiction qui nous est en même temps si proche. Ma démarche artistique est essentiellement une activité photographique parfois éditoriale. Elle emprunte aussi aux domaines artistiques du street art, de la performance, de l‘appropriationnisme et de l’installation. Mon processus de création suit le plus souvent une logique de série à rebours de l‘imagerie chaotique des médias mainstream et des réseaux sociaux. Le lien qui l’unit pourrait être l’anticipation d’une transformation de l’utopie moderniste en cauchemard hyper-contemporain.
Le projet Paris under attack suit la même logique. Le choix de l’homogénéité de la série se développe sur une base commune d’une image à l’autre afin de respecter la cohérence du propos photographique, tout particulièrement en ce qui concerne les moments choisis pour effectuer les prises de vues. Afin de profiter pleinement de la couleur de certaines installations, je choisis la nuit pour produire de forts contrastes entre l’obscurité nocturne, les éclairages publiques et l’architecture. Ce choix de la nuit, élément centrale dans l’univers de la science-fiction, permet en effet d’accentuer cette impression d’inquiétante étrangeté et d’appréhension.
Homogène sans être répétitive, la série montre toutefois la variété des éléments qui évoquent la science-fiction à Paris. Les différents types de cadrage déterminés par les détails architecturaux, les objets et les couleurs ont un rôle essentiel afin de retrouver la dynamique des livres, des bandes dessinées et des films de science-fiction.
Éric Alcyon