Synonyme d’art de voyager depuis 1854, les Éditions Louis Vuitton continuent d’ajouter des titres à la collection « Fashion Eye ». Chaque livre évoque une ville, une région ou un pays, vu à travers les yeux d’un photographe. La Vienne de Stefanie Moshammer se joue de la grandeur de la ville en épuisant son nom et ses clichés et raconte, sur le fil des pages, l’aventure d’une édition.
La dernière fois que je me rendis à Vienne, ce fut d’un ennui mortel. J’avais pour moi pourtant le premier souvenir fugace de ma petite vie. L’inverse du moment proustien, qui s’ancre en soi jusqu’à devenir une mélancolie de comptines. Vienne était d’aussi loin que possible ma toute première mémoire, un petit instant figé autour d’un poêle chaud dans un appartement sans meuble, aux murs lointains, à l’air vibrionnant et glacial. C’était cet espoir de chaleur du haut de mes deux ans et demi, et puis autre fugacité, les jardins blancs de neige du Château de Schönbrunn.
Vienne ce fut seize ans plus tard un dimanche soir de passage, deux amis éperdus d’amourettes, et la chance d’un caveau où ne frétillaient que des têtes blondes. C’était de beaux souvenirs, de ceux qui vous poussent, sans trop savoir pourquoi, à dire, oui vraiment Vienne c’est encore quelque chose. Puis comme tout souvenir ensuqué, poussé trop loin dans le fantasme, le mythe personnel grossi, grossi, grossi encore, et se creva.
Ce fut quelques années plus tard cette déception sans appel. Quelques jours jusqu’au bout l’ennui, la ville plombée par l’hiver. Les trottoirs vides sans samedi d’épiphanie. Pas un bar, pas une ivresse, et les figures tristes des banquiers empêtrés dans leurs goitres à courir derrière leur confort. La débandade. Mon monde crevé, ses souvenirs ouverts en deux. L’enfance et l’adolescence en fumée.
Il vient aussitôt le temps où cette déception s’ancre si amèrement que les stéréotypes sont recherchés, amplifiés parce qu’ils servent une petite mauvaise foi personnelle qui tient rôle d’humour, sinon de manuel de survie. On s’emmerdait. C’était écrit. Et pour que les jours passent plus vite, il fallait bien rire. Se moquer un peu supérieur comme notre pays sait si bien faire. On ne voyait plus que les serveurs pusillanimes et revêches, les gueules mal lunées, la bouffe froide d’aéroport à chaque café et à demi-mots puis à grandes phrases, on lançait sûrs et certains nos vérités.
Et puis Vienne est revenue dans le regard de Stefanie Moshammer. La photographe autrichienne y a vécu la majeure partie de sa vie. Elle a sur la ville un regard plus acéré, plus moqueur encore que celui d’un ancien amoureux éconduit (touriste fonctionnerait aussi bien). Son livre forme un ensemble assez inédit dans la collection « Fashion Eye », un mélange d’archives personnelles, de captures d’écrans, de clichés touristiques, de détails parcellaires, de souvenirs numériques, qui donnent à voir un tableau avant tout chose rigolard et intime de Vienne.
Sa Vienne c’est avant tout un assemblage. C’est même une pile de Vienne. Vienne partout ! Le mot en capitale. Sur des casquettes pour touristes, dans les moteurs de recherche. Sur les armoiries et les pendentifs pour gros bras. Dans le flux carnivore des stories. La ville impose sa mythologie ou l’épuise par la répétition de son nom. On le sait avec Hollywood, avec Paris, avec Saint-Tropez brandi sur des sweatshirts, villes devenues marques et qui d’un mot magique renvoient à des imaginaires lavés jusqu’à l’os.
Ceux-là même d’imaginaires sont aussi repérés, figés puis moqués avec douceur par la photographe. Vienne montre-t-elle c’est l’image des cartes postales majestueuses, des palais et musées du grand empire. C’est encore ces grosses miches à la mie désespérément blanche et ces immenses wiener schnitzel et saucisses grassouillettes qui meublent automatiquement les tables des cafés viennois. Cafés qui sont eux aussi tournés en dérision par Stefanie Moshammer, dans une quête drolatique des commentaires au vitriol des établissements les plus touristiques de la ville — une activité toujours réconfortante pour l’humanité, je vous le conseille.
Mais se moquer avec douceur des stéréotypes de sa ville ne fait pas tout le livre. Stefanie Moshammer distille également une vision plus intime de son quotidien. Elle ancre parfois de plain-pied des caractères modestes au coin d’une rue, devant une bouche de métro. Elle fige également des flous, qui viennent ponctuer cet assemblage d’une couleur plus vibrante et sentimentale. Elle se retourne enfin sur de menus détails, sur des mains suspendues, sur un torse velu, qui simplement se regardent comme des instants de sa vie.
Et cette Vienne oscille avec brio entre un regard amusé pour cette somme de représentations et d’imaginaires qui en font une destination touristique, et la propre représentation mentale de l’artiste faite de moments fragiles, de petites préférences intraduisibles qui en font son monde personnel. Cette somme de riens extraordinaires, que la littérature a parfois appelé poésie fugace ou infraordinaire.
À cette oscillation entre deux mouvements, Vienne raconte également comment se fait un livre. Il s’y joue là encore. Une autre malice. La correspondance avec Patrick Remy revient dans plusieurs captures, ce dernier lui demandant plusieurs fois des vues de la ville. Et cette requête devient un jeu, jamais vraiment assouvi — qui soulignent la recherche de l’artiste, les échanges avec l’éditeur, le besoin de sortir d’un carcan, de jouer avec les règles. Vienne forme bien chez Stefanie Moshammer un monde. Celui d’une pensée contemporaine qu’on pourrait définir ainsi : traversée d’une multitude.
Stefanie Moshammer – Vienna
Editions Louis Vuitton, 2023
Collection « Fashion Eye»
23,5 x 30,5 cm, 116 pages
Directrice de collection : Axelle Thomas
Edité par Patrick Remy
ISBN : 978-2-36983-400-7
55€
Disponible dans les bonnes librairies et en ligne