Synonyme d’art de voyager depuis 1854, Les Éditions Louis Vuitton continuent d’ajouter des titres à sa collection « Fashion Eye ». Chaque livre évoque une ville, une région ou un pays, vu à travers les yeux d’un photographe. Seoul de Sarah Van Rij donne une vision poétique de la capitale coréenne, où le temps semble suspendu dans des harmonies douces et des gestes infimes.
Ce sont des bouts de silhouettes empoignés dans un cadre resserré, des jambes empressées aux coins des rues, la couleur vive d’une robe d’enfant dans un jeu de marelle, les pas saccadés des travailleuses en talons, et les cigarettes tenues à bout de lèvres et de doigts, éternelles attentes et motifs qui donnent à l’image l’élégance du flegme.
Ce sont comme cadre, sous cadre, cadrature, bordure, et autres passe-partout la bande d’un mur en granit, l’arrondi d’une fenêtre, la confusion d’un reflet, le jeu des transparences d’une vitre et le retombé du rideau d’un magasin, autant de frontières à l’image qui enferme le détail dans un repoussoir pour mieux caresser le particulier.
Ce seraient encore d’autres mots, jetés ici dans la volonté de décrire, de tout saisir et dépasser. Mais les mots étouffent, les ekphrasis souvent manquent leurs coups et retombent dans la poussière. L’exercice de style prend la poussière. Et comme l’exprime la photographe néerlandaise Sarah Van Rij, « les images peuvent constituer un langage à part entière ». La critique photographique a depuis bien longtemps perdu son combat contre l’évocation des images.
Si son Séoul fait une telle impression, c’est qu’il se dégage de l’œuvre de la photographe née en 1990, l’impression d’une langue bien constituée. Oh ce langage n’est pas bavard. Elle est plutôt ciselée, pesée et contre-pesée, comme un poète réfléchit à la musique dans chaque syllabe de sa phrase. Mais qu’est-ce qu’un langage photographique ? Ce terme galvaudé, ramassé à chaque jury et concours, et qui désigne tantôt une esthétique, tantôt un simple corpus bien ficelé ?
Tentons une définition. Est un langage, en photographie, une série qui forme par son jeu d’échos, de couleurs, de mouvements et de détails un vocabulaire immédiatement perceptible à l’œil. Cela va bien au-delà des arpèges d’un compositeur, de l’empattement caractéristique d’un peintre ou chez l’écrivain des trois points de suspension qui forment un aller-retour et une respiration. Ce langage n’est pas une petite musique personnelle, mais répond, par le jeu des associations et des comparaisons, à d’autres artistes, qui pensaient peut-être s’exprimer seuls, se faire un style, et qui pourtant nourrissent bien une conversation disrompue faite de silences et de bavardages solitaires et communs.
Chez Sarah Van Rij, ce langage dit non pas une évidence, mais un monde truffé de références cinématographiques (In the Mood for Love de Wong Kar-Wai pour l’élégance, le Taxi Driver de Scorsese pour la pénombre) et, plus patent encore, malgré la volonté de l’artiste de se rattacher à l’image animée, une continuité inhérente à une certaine photographie de rue.
Cette langue propre à Sarah Van Rij est celle d’un « nouveau courant de la photographie de rue, peut-être plus conceptuel », imagine-t-elle. Contredisons-la pour le plaisir. Son langage surtout s’inscrit dans une tradition soignée de la beauté pour l’infime, pour l’apesanteur et l’ordinaire.
Je m’étais juré ici de ne plus citer Saul Leiter, mais il est des évidences qu’il faut parfois saisir tant elles crèvent aux yeux. Il serait de bon ton, ici ou ailleurs, d’étudier en profondeur l’héritage du maître new-yorkais sur les générations suivantes. Avec Éric Houdoyer, Samane Gholamnejad, et ici Sarah Van Rij s’est marqué un topos de la photographie de rue utilisant des contrepoints dans la rue pour mieux isoler un détail. On vient aux énumérations : le bord bouffant d’un rideau qui vient barrer la moitié d’une image ; les rebonds d’un parapluie qui masque autant que rend léger le sujet photographié ; les couleurs pastels d’un monde qui, comme le dit encore l’artiste néerlandaise, « n’existe pas dans un autre bien réel ».
Oh le jeu des comparaisons est souvent infini. Comme la discussion quand la langue s’avère maîtrisée. Avec un bon interlocuteur, c’est la source d’une joie immense. Et l’envie, par-delà les rêves de Sarah Van Rij, d’imaginer son Séoul. C’est cette idée d’un langage propre qui poursuit, d’un artiste à l’autre, la conversation sans tenir gare des médiums. Les artistes n’ont que faire des chapelles. Ils poursuivent à merveille la poésie du quotidien.
Sarah Van Rij – Séoul
Editions Louis Vuitton, « Collection Fashion Eye », 2023
Edité par Damien Poulain et Anthony Vessot
Direction éditoriale : Axelle Thomas
Graphisme : Lords of Design
120 pages, ISBN : 978-2-36983-343-7
Disponible en librairies et en ligne