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Éditions Louis Vuitton : Londres imaginaire de Robi Rodriguez

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Synonyme d’art de voyager depuis 1854, Louis Vuitton continue d’ajouter des titres à sa collection « Fashion Eye ». Chaque livre évoque une ville, une région ou un pays, vu à travers les yeux d’un photographe. La collection aborde pour la première fois la capitale britannique. Robi Rodriguez imagine Londres ville froide, dans l’ombre et la fiction.

“See great art from around the world”*. Londres de Robi Rodriguez commence avec un coup de semonce, ou un trait d’ironie, c’est selon. L’injonction est inscrite au fronton de la Tate Modern. On retrouve le bâtiment et son mantra en ouverture de l’ouvrage. Une vue large depuis le Millenium Bridge où se découpent dans le blanc d’un ciel faiblard, le musée pensé en un bloc, une foule de visages absents, une lumière d’hiver rasante, et la présence discrète du Millenium Bridge.

Dans ce cliché se trouvent les fragments du Londres du photographe espagnol. Un puzzle consistant, uniforme, plaisant à reconstituer, et qui se déploie dans le livre, page après page. On y décèle des visages inconnus, souvent esseulés. Dans ces visages, des regards pris dans l’ombre se jouant du noir et des rais de lumière. Et tout autour de ces acteurs solitaires, les lieux symboliques de la capitale britannique, la Tamise, les ponts, ses coins de rue en contre-plongée.

Mais revenons à cette double première page. La phrase n’est pas anodine. Il y a là le tout premier fragment londonien du photographe. Quelques pages plus loin surviennent d’autres typographies, d’autres frontons en majuscule, d’autres lettrages. Hayward Gallery dans un jeu de lignes et de courbes… National Theatre… London BridgeNew Scotland Yard… 

Ces énumérations en toutes lettres, principalement des lieux indiquerait de prime abord une simple réalité géographique. Voici Londres, voici une nouvelle page de la photographie de rue, comme on saurait retrouver Tokyo par ses enseignes caligraphiés ou Paris par ses noms de cafés imprimés sur les devantures de terrasses. Un lieu, un autre lieu et pour celui qui saurait ne pas s’y attarder, une simple balade à travers la ville. Cette histoire serait bien simple. Mais il n’est pas interdit de penser que le signifié a un peu plus de répondant.

Ces inscriptions se lisent chez Rodriguez en relation avec la rue, ceux qui la peuplent et les éléments qui s’en détachent. Les lettrages agissent comme un repoussoir. Là où l’enseigne National Theatre se découpe au premier plan apparaît discrètement, écrasé par le bâtiment aux lignes brutales, le corps d’une actrice perdue dans un ensemble de béton, écrasé par la caméra comme par le batîment — presque une tragédie, qui transposerait le théâtre à l’image.

Là où se détache New Scotland Yard, erre une femme au visage triste, la mine blanchâtre dans ses habits sombres. Sans l’enseigne et l’évocation du siège de la police métropolitaine, l’image s’ajouterait au lexique (plaisant et) romantique des clichés de gens tristes. Plutôt que de la documenter, ou de la situer, la phrase agit sur l’imaginaire de l’image. Le fronton lui donne de la théâtralité. Est-ce une victime ? Une coupable ? Une policière ?

À trop tirer sur l’image et sur son sens, l’imaginaire prend le pas sur l’imprimé. Admettons le procédé, puisque le photographe nous enjoint à fouiller ses images : « il faut que leurs significations se fassent écho », invite-t-il. Photographier Londres revient à la voir autrement qu’elle est. Il faut l’imaginer, et par la même occasion regarder le livre, sous le prisme du mensonge, sous le prisme de la tromperie, de la fiction. Ces images ne sont rien d’autres que des faux-semblants. « Ce récit vise à proposer autre chose que la réalité quotidienne de la ville », dévoile Rodriguez. Et rien n’est plus trompeur que le réel.

La composition graphique du photographe et des graphistes (Lords of Design) surjoue subtilement avec l’idée même du film, donc de la fiction. Les images se répètent en bas de page, se décalent sur l’image, se reproduisent comme si le film argentique avait sauté sur un papier photosensible. À la lecture, ce procédé donne la sensation de dérouler un film argentique, ou de lire une planche-contact, et d’y voir les images sauter pour n’en retenir que des bribes qui frapperaient l’imagination.

C’est une trouvaille simple qui dit toute la brièveté puissante d’une fulgurance. Combien de fois n’a-t-on pas voulu fixer dans sa mémoire un regard croisé dans la rue ? Un visage fermé, une bouche crispée, un œil dur ou à l’inverse allègre ? La sensation de surprise qui souvent s’efface immédiatement, au fur et à mesure que la rétine se réimprime, se repasse des êtres, à longueur de rue. Les visages se succèdent dans le livre de Rodriguez comme autant d’échos. Son Londres est une fulgurance, et il a pour couleur l’ombre et ses éclats incertains.

Ce sont des silhouettes au loin dans la découpe d’une corniche, puis des corps brandis de front, des visages tantôt méfiants tantôt menaçants, des corps bravaches et des interrogations. Des poses forcées qui grandissent les êtres ou les singent. Une foule sans qu’elle ne fasse une et des têtes qui n’ont jamais tout leurs corps. Et toute cette multitude disparaît et réapparaît, comme un rêve lancinant. Les pages se tournent et les échos encore résonnent, faiblissent, disparaissent sur un mot : rêves.

 

Robi Rodriguez — London

Éditions Louis Vuitton, 2021
Collection « Fashion Eye », dirigée par Julien Guerrier.
Édité par Damien Poulain
Graphisme par Lords of Design.
Bilingue français-anglais, 96 pages.
Disponible en librairies ou en ligne

 

* « Regardez des chefs d’œuvres du monde entier »

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