Synonyme d’art de voyager depuis 1854, Les Éditions Louis Vuitton continuent d’ajouter des titres à sa collection « Fashion Eye ». Chaque livre évoque une ville, une région ou un pays, vu à travers les yeux d’un photographe. Las Vegas du photographe américain Jeff Burton ne raconte ni l’envers ni l’endroit de la ville du vice, mais s’attache à sa dimension esthétique inhérente.
Pour qui sait lire (avec curiosité), les dernières pages d’un ouvrage révèlent sous leurs coutures des indications bien trouvées sur leur auteur, en l’occurrence Jeff Burton. Celui-ci remercie « les beaux et vaillants combattants, athlètes, gymnastes, danseurs, performeurs, collectionneurs, architectes hydrauliques, personnels des hôtels, valets, adolescents turbulents, chauffeurs de taxi, policiers, spectateurs, guides et amis qui composent Las Vegas », tout un parterre qui se retrouve par bouts et lambeaux de peaux dans un ouvrage brillant et qui indique l’intérêt de l’artiste pour la cohorte de métiers et acteurs, parfois invisibles, de ce vaste cirque qu’est Vegas.
Pour le natif d’Anaheim (1963, Californie), qui fut d’abord artiste-peintre puis brilla par sa carrière de photographie pornographique, avant de travailler dans l’industrie de la mode, Las Vegas est une affaire de surprises comme de contemplations. « L’essentiel est de trouver un regard neuf sur les choses », répond-il à l’éditeur Patrick Rémy, qui le questionne sur ses débuts dans l’industrie pornographique. La maxime s’applique près de quarante ans plus tard à sa vision d’une ville fondée à la fois sur des plans larges et des détails très resserrés.
La ville est d’abord admirée par Burton dans sa grandeur, et avec surprise, par ses paysages et son panorama dépassant le cadre urbain. Il peut sembler curieux d’observer Vegas dans de larges vues pour suggérer son caractère miraculeux dans un environnement désertique comme montagneux. Vegas est trop souvent immortalisée comme une ville d’entrailles, une ville de l’intérieur. Dans l’imaginaire cinématographique, qui a bien davantage fait pour cette ville que la photographie, Casino de Scorsese (1995), Leaving Las Vegas de Figgis (la même année) ou encore le populaire Ocean’s Eleven (2001) de Soderbergh, pour ne citer que des films récents, s’attachent aux casinos, restaurants, motels miteux et chambres de pute. Mais assez peu à sa géographie.
Ce Las Vegas ne se veut dès lors pas une déambulation. Il serait bien plutôt les deux verres d’une loupe. Et dans sa vision inversée, qui donne à l’œil un recul, une prise de hauteur, Vegas trouve une intimité surprenante, presque fragile dans sa démesure. « J’ai été tout aussi émerveillé par le point de vue des balcons du cinquantième étage du Cosmopolitan Hôtel, semblables à des tribunes de luxe à l’opéra. J’étais aux premières loges du spectacle que jouait pour moi Las Vegas ». Le regard de Burton glisse alors de la vallée de Vegas à l’horizon aux pieds des rues, aux jets d’eau et immenses fontaines, aux nageurs solitaires pris dans des plaisirs minuscules.
Ce spectacle permanent d’une ville qui se donne à voir « promet tout, mais a toujours un atout caché dans la manche » (Dave Hickey cité par Patrick Rémy). C’est dans la composition de Burton un labyrinthe d’impressions fugaces célébrées par ses acteurs et ses grands dispositifs de son et lumière. C’est le côté grossissant de la loupe. Le Vegas des casinos n’existe pas ici. Il n’y a pas de main sur la manette d’une machine à sous. Pas de regards vicieux non plus dans le coin d’un bar, ou de soûlards avachis dans leurs joies. Ce Vegas-là dit plutôt l’effervescence du divertissement et sa formidable machinerie à l’œuvre pour distraire, amuser, éprouver, impressionner, se battre, s’ébahir, vibrer et puis s’endormir bien paisible. En témoigne la quinzaine de pages consacrée au Mixed Martial Arts (MMA), et qui dans la T-Mobile Arena, devient sous l’œil de Burton, un jeu des peaux et des muscles, d’écrans et de regards, de souffrance et de peurs – comme les détails d’un plus vaste tableau mythologique sans vainqueur ni perdant, sans morale ni parti.
Son regard glisse des hommes aux lumières, omniprésentes dans la ville, et qui soulignent l’éternelle excitation à l’œuvre sur ce tissu. Ce sont les jets d’eau conçus comme des ballets silencieux, des chandeliers tirés en rideaux roses, des corps d’un coup explosés de néons et de spots. Une « machine bien rodée » où l’on tombe dans la couleur pour mieux se perdre dans un labyrinthe d’impressions.
Et la fabrication pensée par les Éditions Louis Vuitton et le studio de graphisme Lords of Design renforce le caractère glissant de cette ville, insaisissable parce que multiple, incompréhensible parce que ramassée dans sa folie. Le livre choisit le parti simple de vues sur double page, sans bords, imprimées sur un papier épais et glissant. C’est une merveille à feuilleter. Les pages coulent comme un rêve et donnent aux nuits de Burton sa beauté discrète et amusée.
Jeff Burton – Las Vegas
Publié aux Editions Louis Vuitton, 2022
Collection « Fashion Eye »
23,5 x 30,5 cm, 112 pages
Edité par Patrick Rémy
Graphisme : Lords of Design
Disponible en librairies et en ligne.
L’auteur souhaite dédier cet article à la mémoire de Julien Guerrier.