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Ed van der Eslken, la vie à tout prix

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Souvent qualifié de « photographe des marginaux », Ed van der Elsken occupe avec Johan van der Keuken une place unique dans la photographie et le cinéma documentaire néerlandais du XXe siècle. Au-delà de ses images les plus connues, le Jeu de Paume présente un ensemble de documents – planches contacts, dessins, maquettes, lettres et notes qui apportent un éclairage nouveau sur sa manière de travailler et sa personnalité.

Il recherchait une forme d’esthétique, de vérité plastique, sans artifice, une beauté parfois ouvertement sensuelle. Ed van der Elsken était fasciné par les personnages fiers, excentriques et vivants qui croisaient son chemin. Son premier livre, Un amour à Saint Germain des Prés (Love on the Left Bank), paraît en 1956 un an après celui de van der Keuken, le sulfureux Nous avons dix-sept ans (« Wij zijn 17 ») qui se démarque d’emblée par le côté novateur de son approche. Sous la forme à la fois banale et insolite d’un roman-photo, Ed van der Elsken raconte le quotidien une bande de jeunes, mi-poètes, mi-loubards, flirtant avec l’alcool et les drogues dans le Paris encore sombre d’après-guerre.

La petite troupe gravite autour de Vali Myers alias Ann, personnage à la sensualité animale qui deviendra la muse du photographe. « C’était une Beatnik, gitane, mystique sorcière qui régnait sur les rues trempées », dira d’elle Patti Smith après avoir découvert le livre par hasard dans une librairie d’occasion à Philadelphie. « Elle reflétait ce à quoi j’aspirais d’un point de vue esthétique : être inconscient du style, pour être soi-même le style. Son monde souterrain semblait emblématique de tout ce que je souhaitais atteindre : en un mot, la liberté ». Autour de cette figure tragique et solitaire dont l’insolence masque une grande fragilité, van der Elsken construit une fiction dont le décor principal est un bistrot de la rue du Four, Chez Moineau, où se retrouvaient Guy Debord et ses camarades lettristes.

S’il se reconnaît dans la vision pessimiste de cette jeunesse bohème artistique parfois délinquante de Saint-Germain-des-Près, il conserve néanmoins la distance nécessaire pour pouvoir les photographier, parfois sans leur accord, sur le fil du rasoir entre documentaire et fiction. La nuit avec ses ambiances confinées, marquées par l’éclairage artificiel, la fumée, les reflets des vitres et des miroirs l’attire. On retrouve chez Daido Moriyama la même noirceur expressive qui deviendra sa marque de fabrique. De ses images charbonneuses et sans concession sourd une désillusion tangible. Sa caméra s’approche au plus près des visages fatigués, des regards vagues, des corps enlacés abandonnés à l’alcool, des cigarettes se consumant au coin des lèvres. Pour l’écrivain et dramaturge néerlandais Willem Jan Otten : van der Elsken « saisit l’instant où le sujet prend conscience de lui, s’implique et s’érotise ». Vali Meyers reviendra sur ces années difficiles dans une lettre adressée au photographe en 1979 : « Ce fut long et pénible, un monde sans illusions, sans rêves. Il y avait une beauté sombre et extrême comme dans une nouvelle russe de Gorky, celle-là ne s’oublie pas. Nous vivions dans les rues et les cafés de notre quartier, comme une meute de chiens bâtards et selon la stricte hiérarchie d’une telle tribu ».

Trente ans plus tard, Nan Goldin brossera le portrait tout aussi cru d’une jeunesse déracinée (The Ballad of Sexual Dependency). Dans un texte publié en février dernier dans le New Yorker, elle exprimait sa profonde admiration pour le photographe hollandais. « En découvrant son œuvre, je m’en suis sentie incroyablement proche. Et j’ai ressenti pour elle la plus grande tendresse ; cela me touchait de plein fouet, c’était si plein d’amour ». Tous les deux ont en commun une pratique obsessionnelle de la photographie. « Je veux Immortaliser des gens comme moi », affirmait van der Elsken. S’il trouvait dans son entourage proche, une matière idéale, le monde lui offrait un miroir plus impitoyable devant lequel il se tenait à la fois sincère,  juste et percutant. On le décrit souvent comme un prédateur se laissant essentiellement guidé par le hasard. C’est la découverte de Naked City (1945) de Weegee, qui le décide à choisir la photographie. Aucun autre photographe n’a jamais dépeint une ville avec autant d’intimité, d’amoralité, de complicité et d’humour que celui qui se faisait appeler The Famous. Et comme Weegee se fit chroniqueur de la vie new-yorkaise, van der Elsken ne cessa, lui, de photographier les rues d’Amsterdam.

Van der Elsken il cherchait à établir avec ses sujets une relation directe aussi furtive qu’intense, portant une attention extrême aux gens, derrière leur simple apparence. « Je n’ai pas besoin de parler pendant des heures », avait-il coutume de dire, « car je vois tout en dix secondes ». Tel Filip Dlugosz, le personnage principal du film de Krzysztof Kieslowski, L’Amateur (1979) qui voit son univers basculer le jour ou il fait l’acquisition d’une caméra, van der Elsken ne parvient à voir le monde qu’à travers le prisme de l’objectif. Il a créé sa propre histoire en s’arrogeant, rare liberté, le contrôle total sur son utilisation. À la fois voyeur et exhibitionniste, il s’est souvent photographié ou filmé nu au lit avec ses amantes. Dans son dernier film Bye (1990), il n’hésite pas à enregistrer implacablement la progression de sa maladie, exhibant les radiographies de ses tumeurs ou s’attardant sur les marques laissées par le chirurgien sur son corps. Ses films sont remplis de ces moments d’intimité où l’on glisse brutalement vers le dedans des êtres. Le sexe, la naissance, l’amour, la maladie et la mort sont autant de thèmes récurrents qui ponctuent douloureusement son parcours. Dès le début, van der Elsken semble avoir conclu un « pacte autobiographique » avec les spectateurs. Une voie empruntée par certains cinéastes américains d’avant-garde comme Jonas Mekas qui tiendra un journal filmé pendant presque 20 ans.  « Je chante la vie », dit van der Elsken à la fin de son film De verliefde camera (La caméra amoureuse). « Je ne suis pas compliqué. Je célèbre tout : la vie, le courage, la beauté, mais aussi la colère, le sang, la sueur et les larmes ».

Van der Elsken a toujours revendiqué une approche « subjective de la photographie ». Il circulait librement dans les modes de récit échappant ainsi au caractère réducteur de la séparation documentaire-fiction. Comme l’analyse l’auteur anglais David Campany, c’est sa relation ombrageuse au genre du reportage ainsi que sa forte capacité à faire corps avec les évènements de la vie quotidienne qui fonderont les bases de son œuvre. Défiant les conventions et bravant les attentes, van der Elsken tire de son insatiable curiosité pour le monde ses expérimentations visuelles. Il rêvait de se faire greffer une caméra dans la tête pour pouvoir immortaliser la réalité en permanence. La technique n’allait jamais assez vite pour lui. À défaut de l’inventer lui-même, il développait autant que possible son équipement pour « s’attaquer toujours de plus près à la vie ». « Je suis un artiste caméra pur-sang. » Ainsi se définissait-il et il a cherché par tous les moyens à réduire l’écart entre l’homme et sa machine. Son corps prolongeait la camera ou tantôt la dirigeait. A l’instar de William Klein ou de Robert Frank, il n’a cessé d’interroger l’espace laissé vacant entre l’image unique et la poésie née du mouvement faisant voler en éclats nos habitudes de regarder et de penser et nous conviant à entrer dans un rapport vivant avec les images.

Le livre fut un autre moyen de traduire à travers le rythme des pages l’intensité de sa vie. Il pouvait passer de longues heures sur la mise en page de ses ouvrages, cherchant la meilleure combinaison possible, alternant les formats. Passionné de graphisme et de dessin le photographe se chargera lui-même de la conception de deux de ses livres, Jazz (1959) une ode libre et pleine de vie à une scène musicale alors totalement nouvelle à Amsterdam et le volumineux Sweet Life (1966) regroupe une cinquantaine d’images sélectionnées parmi les cinq mille clichés pris lors d’un voyage de quatorze mois autour du monde en compagnie de sa seconde femme, Gerda. Suivront des livres sur Paris et Amsterdam, le Japon : De ontdekking van Japan [La Découverte du Japon] (1988) ou des livres en couleur : Eye Love You (1976) et Avonturen op het land [Aventures à la campagne] (1980), hommage à la vie dans les polders au nord des Pays-Bas.

Pour van der Elsken la photographie n’était pas un objet fixe. Il pouvait en élargir le cadre à sa guise, l’utiliser pour une publication ou un livre, la projeter sur un écran, en faire un diaporama comme en témoignent les extraits de films et de diaporamas montrés dans l’exposition Eye Love You et Tokyo Symphony  remontés après sa mort à partir de son sound script et de ses nombreuses prises de vue en couleur. « Si je ne peux plus créer d’images, je suis mort », déclarait Johan van der Keuken avant que la maladie ne l’emporte. Et l’un comme l’autre auront filmé jusqu’au bout. En quarante ans de carrière, van der Elsken a su construire une œuvre qui rend hommage à la vie, une œuvre entièrement cohérente et infiniment libre. Pas plus qu’il ne s’intéressait à la différence entre les médiums, il ne faisait de distinction entre artistes et non artistes. « Son médium, c’était lui », comme l’écrit David Campany dans la préface du catalogue de l’exposition. Il lui suffisait de mener une vie pleinement vécue pour que les images suivent. Sur son lit de mort, il revendiquera finalement ce statut auquel il essayait farouchement d’échapper : « Même si j’éprouve toujours une certaine hésitation à utiliser ce mot, je pense avoir été un artiste toute ma vie, par mes réactions et par l’expression de mes émotions et par la mise en lumière du monde extérieur ». 

Cathy Rémy

Cathy Rémy est journaliste au Monde depuis 2008, où elle s’attache à faire découvrir le travail de jeunes photographes et artistes visuels émergents. Depuis 2011, elle collabore à M Le MondeCamera et Aperture.

 

Ed van der Elsken, La vie folle
Galerie du Jeu de Paume
Du 13 juin au 24 septembre 2017
1 place de la Concorde
75008 Paris
France
 
http://www.jeudepaume.org/

Livre publié par les éditions Xavier Barral
45 €

http://exb.fr/fr/le-catalogue/310-la-vie-folle.html

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