Il aime perdre la mémoire. Celle de ses photographies, de leur lieu, de leur sujet, des circonstances émotionnelles de leur prise de vue. Comme pour leur redonner vie sous une nouvelle apparence, vierge de tout passé. Ce qui l’intéresse, c’est l’image elle-même, et non l’histoire qu’elle renferme. Dirk Braeckman, figure majeure de la scène contemporaine flamande, est presque un photographe amnésique, qui laisse à l’abandon ses négatifs parfois pendant des années, son matériel brut, pour les tirer plus tard — un jour, dit-il avec poésie. « J’ai ce besoin de prendre de la distance par rapport au sujet de l’image. Mes photos n’ont souvent ni titre ni date. Parfois un code avec les initiales du lieu où je les ai réalisées, par exemple, mais dont souvent j’ai oublié le sens. Je préfère dater le tirage, la véritable création, que le moment de la prise de vue. Je ne veux pas influencer le spectateur à trouver un sujet à l’image. Elle doit rester une énigme. »
« À première vue, écrit Diane Dufour, directrice du Bal, qui lui offre une première exposition d’envergure en France, Dirk Braeckman photographie le plus simplement du monde : il ne se met pas en quête de sujets remarquables ou de lieux singuliers mais photographie ce qui l’entoure, au 35 mm, souvent frontalement et à hauteur d’yeux. Ses images, à faible teneur narrative ou anecdotique, ne sont pourtant jamais une représentation directe de la réalité. Dirk Braeckman prélève, élimine, distord, sculpte, tout ce qu’il voit. Et soudain, rien n’est plus ce qu’il paraît. Carreaux de salle de bain, coin de lit, pan de papier peint, l’objet le plus anodin se met à vibrer, à envahir l’espace, à devenir palpable. Le satin d’un drap irradie, le formica de la table basse exulte. »
Pour provoquer l’imagination d’une réalité, Dirk Braeckman préfère donc la suggestion, évoquer l’absence, amener le spectateur dans un huis-clos propre à chacun. Ce même huis-clos dans lequel il se réfugie pour réfléchir et travailler à ses tirages, toujours la nuit, et vivre, on l’imagine, avec pour seule lumière naturelle celle de la lune. Ses grandes photographies monochromes, sans réels blancs ni véritables noirs, sont des images sans modelés, ni profondeur ou contraste particulier, finalement si planes et transparentes qu’elles évoquent la vision infrarouge, aux antipodes du code visuel commun. On a forcément envie de les toucher, presque plus de la main que du regard, l’envie de leur apposer, tel un mage aux pouvoirs célestes, une ondulation d’énergie, pour les sortir du mur et donner à cet hologramme imaginaire surface et puissance. Ou bien, au contraire, les laisser à plat, caresser leur finesse et leurs secrets, là planqués, dans cette élégance du gris, une couleur aux innombrables variations, ardoise, taupe, souris, Berlin, Lisbonne, horloge, tourterelle, phénix, lune, destin. Une décision que seule la solitude peut amener à prendre.
L’absence, l’énigme, on les retrouve dans une photographie en particulier, un quadrillage sur fond uni réalisé au Musée des beaux-arts d’Anvers, dont les lignes représentent les traces du cadre d’une peinture de Rubens, décrochée de son exposition. « Le secret de cette image est encore plus beau que ce que nous pensions, livre Diane Dufour. Chacun essayait de savoir ce qu’elle représentait, et avant de savoir nous l’appelions l’immeuble, le pigeonnier ou le cagot. » Si les images de Dirk Braeckman renvoient une tension, qu’on sent que quelque chose s’y est passé mais qu’on est laissé dans l’expectative, c’est aussi à cause d’un livre, Evidence, de Luc Sante, compilation d’images de scènes de crimes à New York dans lequel figurent de nombreuses vues d’intérieurs où les corps ont été retirés, réalisées pour les indices. « Ce livre a été une révélation pour sa suggestion, cette sublime absence. C’est l’espace comme témoignage. Je n’ai pas de système pour évoquer l’absence, mais différentes façons à chaque fois. Ainsi, je préfère les images qui ne se laissent pas facilement déchiffrées par le spectateur. Un point aveugle dans la représentation, comme si au cours du processus des détails avaient disparus, des éléments d’informations s’étaient perdues, des repères détruits. Cette obstruction me plait car elle conduit le spectateur face à l’image à ne compter que sur sa propre perception. »
Dans l’exposition, avant de découvrir ces photographies-là, il faut passer par une salle dédiée à des “scènes galantes”. Il y a Sisyphe, une série d’images — la seule dans le travail de Dirk Braeckman d’ailleurs — composée à l’aide d’une collection de magazines pornographiques des années 60 et dont une scène a été extraite pour réaliser des fragments érotiques. Un film tourné dans le Red Light District d’Amsterdam. Et puis ce tirage géant réalisé à partir d’un tableau d’Antoine Watteau intitulé, coïncidence, Les plaisirs du bal. Ce tableau, le photographe l’a capturé en deux angles distincts pour ensuite décupler les scènes galantes typiques du XVIIIe siècle qu’il renferme, comme dans une fresque. Une réalisation en papier japonais, mat et précis, qui se colle puis se décolle du mur, témoin des procédés de tirage élaborés qu’il utilise. « Pour une fois, alors que tous mes travaux sont analogues, j’ai travaillé avec Photoshop. Cela me fait penser que Watteau faisait des petits dessins avant de réaliser ses peintures, puis les assemblait sur ses tableaux. On peut dire qu’il était un peu le peintre Photoshop avant la lettre. »
Quand Dirk Braeckman est las des intérieurs, il s’intéresse à la nature, mais par procuration, au travers de posters ou cartes postales qu’il photographie. De faux paysages qui illustrent le rapport amour-haine de sa relation avec l’artificiel, en particulier « la nature artificielle, redessinée par l’homme », qu’il trouve « souvent moche », qui le gêne, mais qui l’intéresse lorsqu’il la récupère pour son œuvre. La photographie est aussi pour lui un « journal intérieur », lorsqu’il choisit de montrer la présence du photographe dans des épreuves où apparaît au grand jour le flash de son appareil, « un signe que je suis là » même si « mon corps devient une surface, un aplat ». Une frontière entre absence et présence que Diane Dufour évoque de belle manière en ces mots : ou comment, par l’image, traduire le mystère de sa propre présence au monde. Dirk Braeckman « se voit voir. Comme une conscience qui se retourne sur elle-même. » (Jacques Lacan) Assurément, Dirk Braeckman est un homme déterminé, attentif aussi, aux aspects insondables de son univers, qu’il sait observer d’un regard opaque, dehors comme au retour dans sa chambre noire, laboratoire de cette patiente observation romantique. « La photographie est pour moi une tentative presque obsessionnelle de scanner à ma façon tout ce qui m’entoure, tout ce que je rencontre, poussé par le désir d’ordonner le chaos. Avec ou sans appareil. »
EXPOSITION
Dirk Braeckman
Jusqu’au 4 janvier 2015
Le BAL
6, impasse de la Défense
75018 Paris
+33 1 44 70 75 50
http://www.le-bal.fr