Ce samedi sera projeté au théâtre antique d’Arles un film sur le street artist JR, qui fera également une conférence. La semaine dernière, il était à New York dans le cadre de son nouveau projet, Inside Out. La Lettre l’a suivi dans la rue, sur les échafaudages et les toits.
A quatre heures, point de JR. Derrière la palissade en bois bleue, une dizaine de personnes tâchées de colle s’activent à vêtir un grand mur d’un regard en noir et blanc. Il faut attendre une trentaine de minutes pour voir surgir le visage de l’insaisissable artiste, là haut, sur le toit de l’immeuble d’en face, saluant de la main comme un gosse. Et une dizaine d’autres pour l’entendre débouler en Solex et raconter que la propriétaire vient de lui faire visiter l’ancien appartement de Marina Abramović. JR gare l’engin, sort de sacs plusieurs boites de colle en poudre qu’il mélange à de l’eau dans des bacs et rejoint son équipe à l’œuvre. L’interview se fera au sommet de l’échafaudage. « Je vais monter là haut pour coller, toi tu te mets sur le toit juste au dessus. On sera bien pour parler, face à face. »
C’est ici, dans le quartier de Soho, à l’angle de Wooster et Grand Street, que JR a choisi de débuter son expo de rue new-yorkaise. L’image colossale de cet Amérindien qui observera bientôt jour et nuit les passants est celle d’un protagoniste de son dernier projet lancé il y a trois mois, Inside Out. Le concept : recueillir sur un site web des portraits de gens à travers le monde, les imprimer en format extralarge, leur envoyer par la poste, les inciter à les afficher, et pour ceux qui le souhaitent, s’exprimer, passer un message. Ceux de la réserve indienne de Fort Yates, dans le Dakota du Nord, les ont collés partout, attirant la presse et rappelant à la région leur existence. JR cherche la même symbolique à Manhattan qui, selon la légende, fut achetée 24 dollars par les colons anglais aux Amérindiens, par la suite exterminés dans tous les Etats-Unis.
Un peu plus tôt, en mars, JR était en Tunisie, toujours pour Inside Out. Dans la continuité de la révolution de jasmin, il fallait un acte fort. Six photographes tunisiens ont parcouru le pays à la recherche de cent portraits de leurs compatriotes. Les affiches ont fini par recouvrir les murs que Ben Ali utilisait pour afficher son visage et mener sa propagande. Leurs photos font même aujourd’hui l’objet d’un livre. « La plupart des gens reçoivent leur portrait et les collent chez eux ou restent discrets. Mais beaucoup s’en servent pour véhiculer un message. Si les Tunisiens ou les Iraniens les collent à leurs fenêtres ou dans leur rue, c’est qu’ils ont quelque chose à dire. »
Avec Inside Out, JR espère restituer la parole de ceux qui l’ont éventuellement perdue. Comme précédemment au Brésil ou en Afrique. Pour autant, le projet est ouvert à tous. L’artiste le dit lui même : « Pour une fois, ce n’est pas le mien, c’est celui des gens, ce sont eux qui décident de ce qu’ils veulent faire de leur image. Ils gèrent leurs murs et leurs messages. Ils n’ont besoin ni de moi ni de ma notoriété. C’est leur crédit. Je ne suis que l’imprimeur. » Un passeur bon marché. Le tarif sollicité pour l’envoi de son portrait en grand format est de 20$, en donation. Ceux qui ne peuvent pas ne payent pas. Chaque donation offre son image à trois participants. On appelle cela de l’art participatif. Dans l’atelier parisien de JR, chaque jour, des centaines de portraits sont imprimés et envoyés à leur propriétaire par la poste, dans une enveloppe en forme d’œil. Ils partent aux quatre coins du monde.
Bousculé
Sur sa plate-forme, JR chancelle. La structure est boiteuse du pied droit. En collant les derniers bouts du regard amérindien tout en discutant, JR rappelle qu’il est souvent pris par le temps. C’est un personnage électrique, sans cesse en voyage, toujours en costume trois pièces : chemise, chapeau, lunettes. Depuis 2005 et Portraits of a génération, l’homme a sillonné les continents à la recherche de son identité. Sa plus grande action illégale a été menée au Moyen Orient. En 2007, à la frontière israélo-palestinienne, il colle côte à côte les portraits de Palestiniens et d’Israéliens exerçant le même métier. L’image fait le tour du monde. JR espère ainsi créer un dialogue. « Je n’ai jamais dit qu’il fallait détruire le mur en Palestine, je voulais juste que ces gens se serrent la main. »
Depuis ses débuts à 17 ans, JR conduit une véritable épopée urbaine. En octobre 2010, il reçoit le très convoité TED Prize, dont il devient le plus jeune lauréat. Un prix dédié à toutes les formes d’innovation et attribué par la Sapling foundation, fondation américaine qui se consacre selon ses termes « aux idées pour changer le monde ». Pour autant, la critique n’est plus unanime. Women are heroes, son film sorti en janvier dernier, a déçu. On lui reproche de s’être servi de tragédies humaines pour faire un gros coup de communication, de ne pas s’être totalement intéressé aux histoires personnelles, d’avoir versé dans l’autocélébration. En affichant leur portrait dans leur village, lui assure qu’il voulait rendre à ses femmes blessées leur dignité.
JR est le parfait ambassadeur du débat sur l’art de rue. Comme Banksy, le graffeur à pochoirs de Londres, il vend ses œuvres en galerie, entre 20 000 et 50 000 euros en moyenne, et crée des partenariats avec des musées. Ce qui devait rester gratuit dans la rue est devenu une manière de gagner sa vie. JR produit des œuvres vendues en galerie selon ses besoins. Cet argent sert à financer ses projets majeurs. « Les polémiques sur ma notoriété ne m’atteignent pas, rétorque-t-il. On travaille en groupe. Parfois on est 10, parfois 100, comme à Paris en 2009. Il n’y aurait pas autant de monde si tout ceci était voué à flatter l’égo d’une seule personne. Je suis comme un tagueur qui tague le nom des autres, sauf que la photo a remplacé le graffiti. Les gens derrière ne sont pas des poupées. »
N’en déplaise aux rigoristes, JR a développé une forme d’art, aujourd’hui démocratisée, qui fait affront aux retraits massifs d’aides culturelles, au désintérêt des politiques et à la réappropriations des œuvres artistiques par des sociétés commerciales. Malgré une position délicate due à l’explosion de sa cote, JR est catégorique : « Je ne suis pas multimillionnaire. Tous les financements de l’art viennent de la publicité, de marques, de fondations ou de société téléphonique qui prétendent vouloir sauver le monde mais qui se réapproprient les créations pour communiquer sur leur marque. J’ai décidé de ne pas y participer, c’est un vrai combat. Je fais tout pour que les gens qui participent par exemple à Inside Out ne soient pas récupérés. »
Son œuvre a beau être politique dans sa manifestation, JR refuse tout message connoté. Il espère simplement apporter une autre vision sur un événement ou l’environnement d’une population, différente de celle que l’on connaît par un reportage à sensation. « Je ne suis pas un activiste. Un artiste doit soulever des questions, non pas apporter des réponses. » Et même si l’on connaît dorénavant mieux son allure, il tente de toujours garder un certain anonymat. « Tu n’apprends jamais rien sur moi. Tu découvriras que j’ai vécu en banlieue ouest de Paris et que j’ai 28 ans. En Mongolie et dans le North Dakota, personne ne sait qui je suis et tout le monde s’en fout. »
Toujours debout
Lorsque la formalité de cette entrevue prend fin, celui qui réprouve tous les titres qu’on lui prête – artiviste ou photograffeur – saisit une bombe de peinture et s’en va apposer sa signature et une phrase sur un mur : « Image to the people ». Il accepte une séance photo improvisée et teintée d’humour avant de proposer une nouvelle rencontre, quelques jours plus tard, dans le Bronx, cette fois ci pour participer au collage.
JR a cette fois troqué son t-shirt noir barbouillé pour un habit branché parisien. A Hunts Point, les jeunes que son équipe a débauchés pour participer à un énième projet d’affichage sur mur, débordent d’énergie. Le mur, mode d’expression exclusif de JR, a toujours été sa manière de décrypter une ville. « Quand les murs sont blancs, c’est qu’il n’y a pas de liberté d’expression, ça me fait flipper ! » Ceux du quartier historiquement défavorisé sont dotés des plus beaux graffitis de la ville. Ici, cette liberté n’est pas prête d’être bafouée. JR y a posé sa marque, comme Obey et les autres : des portraits d’habitants du quartier tenant le regard d’un autre devant leurs yeux.
Pour l’afficheur en chef, il manque toutefois à cette journée une « action » significative, une petite dose d’adrénaline semblable à celle qui l’excitait lorsque l’illégalité, plus fréquente, le faisait sauter les toits parisiens. JR et ses apprentis d’un jour montent dans une camionnette et se retrouvent quelques rues plus loin. On les regagne sur le toit d’un immeuble, face à l’immensité de Manhattan. Au sommet, un réservoir d’eau typique de New York. JR escalade les poutres et les échelles, saisit le long manche de son balai, pose sa colle, et récupère le portrait géant d’un enfant du Bronx. Pour déplacer l’échelle sur laquelle il se dresse, il la fait sauter avec dextérité avant d’apposer finalement l’affiche, qui regarde désormais avec malice les automobilistes du périphérique.
Lorsqu’il redescend, le soleil est prêt à tirer sa révérence. Notre rencontre s’achève sur un souvenir. L’un des débuts, quand Emile Abinal, son communiquant alors étudiant à l’Ecole du Louvre, venait travailler avec lui dans son studio parisien, par terre, au pied du lit dans lequel sa petite amie dormait encore. Dans un dernier salut, JR attrape son outil, le pose sur son épaule et prend la route à pied, devant, tout seul. Sans doute pense-t-il au prochain mur.
Jonas Cuénin
JR – Projection réalisée par Coïncidence
Au Théâtre Antique d’Arles le 9 juillet à 22h15
Boulevard des Lices, Arles