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Détroit, vestige du rêve américain

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Vous venez de regarder l’entretien des deux jeunes français, Romain Meffre et Yves Marchand qui ont réalisé cet étonnant ouvrage, voici le portfolio accompagné du texte que Michel Guerrin a publié dans Le Monde le 10 décembre 2010 dans le supplément spécial « beaux livres » du Monde des Livres.

Detroit, la ville jetable

Un portrait grandiose et terrifiant de l’ex-capitale mondiale de l’automobile, par deux jeunes photographes français

Michel Guerrin

Le plus étonnant livre de photographies de l’année nous vient de deux Français quasi-inconnus de 23 et 29 ans. Romain Meffre et Yves Marchand ont travaillé cinq ans sur des centaines de bâtiments à l’abandon à Detroit. La cité américaine du Middle West était la « ville moteur » (motown) dans les années 1920, capitale mondiale de l’automobile avec des marques comme Ford, Packard, Chrysler et Cadillac. Et puis elle a lentement dégringolé, pour des raisons multiples, bien analysées par l’historien Thomas Sugrue, en ouverture du livre.

Detroit est passé de 2,5 millions d’habitants dans les années 1940 à moins de 1 million aujourd’hui. Près d’un adulte sur trois est au chômage. Fermetures d’usines et exode ont transformé Motown en cité aux milliers de ruines, du gratte-ciel à la bicoque.

Pas mal de photographes se sont emparés de ce sujet, tant il est attractif. Personne ne l’a fait aussi bien que Meffre et Marchand. Il est facile de réaliser de jolies photos en couleur, hyper nettes, d’un bâtiment en ruine. Ce tandem va plus loin : chaque image est cadrée, pensée afin de porter une histoire. Le destin de Detroit est une tragédie humaine, pourtant il n’y a pas une personne dans les images. Mais tous ces gens qui ont quitté les lieux et la ville, on les sent dans le cadre. Elles existent aussi à travers des légendes denses, et surtout par plusieurs récits écrits.

L’image de la gare centrale du Michigan est exemplaire de la méthode Meffre-Marchand. C’est un bâtiment puissant d’un style néoclassique, construit en 1913, l’année où Ford invente le travail à la chaîne. Il est saisi de loin, isolé, curieusement sans bâtiment autour, abandonné dans la neige. Le texte nous apprend que cette gare fut le symbole de la splendeur de la ville – la main-d’oeuvre y arrivait en masse. Symbole de la chute aussi : la gare était isolée mais le centre-ville devait s’étendre jusqu’à elle. Ce ne fut pas le cas et la gare ferma en 1988, après une lente agonie.

Tout le livre suit ce principe. Chaque récit concerne un lieu ou une activité et montre les structures dégradées de la ville : usines, hôtels, écoles, logements, cinémas, églises, bibliothèques. Jusqu’au stade de l’équipe de base-ball des Tigers.

Une des forces du livre est d’offrir de multiples lectures. Economique d’abord. Sur les pages s’étalent les hauts lieux de l’industrie morte, comme l’avenue Grand Circus Park – surnommée « cimetière à gratte-ciel » – et Highlands Park, quartier dans lequel Ford avait ses usines.

Dernier siège de la Motown

C’est aussi une sombre balade architecturale et patrimoniale, où les styles se succèdent (Art déco, néoclassique, gothique, Renaissance, Tudor, victorien). Un hommage indirect est rendu à Albert Kahn, l’architecte de Detroit, spécialiste des usines – il en a dessiné deux mille. Tout va vite à Detroit, au point de découvrir dans cet album des bâtiments qui ont depuis été rasés : le Lafayette Building, ou le Donovan Building, dernier siège de Motown, maison de disques et usine à tubes, détruit en 2006.

Autre lecture, la façon dont plusieurs lieux ont muté pour survivre : une banque est transformée en discothèque, et le Michigan Theater (1926), avec ses 4 000 places, est devenu un parking sur trois niveaux, à la fin des années 1970, tout en conservant son stuc fastueux. Lecture sociale, encore, avec une ville qui n’a pas su faire vivre ensemble les Noirs et les Blancs, les pauvres et les riches, a cassé l’habitat à coup d’autoroutes, a sacrifié l’éducation (sur 194 écoles publiques, 140 ont fermé).

Mais la surprise du livre est de montrer une ville qui préfère abandonner que détruire ou rénover. C’est moins cher et l’espace ne manque pas. Ainsi, à travers des dizaines d’images stupéfiantes, Detroit évoque Pompéi : le cabinet du dentiste, la salle de classe, la bibliothèque avec ses livres, la chambre 1605 de l’hôtel Lee Plaza avec ses chemises sur cintres semblent avoir été désertées dans la précipitation, comme après un tremblement de terre.

Quel gâchis ! Comment peut-on laisser pourrir l’American Hotel et ses 300 chambres au faste fou ? Pourquoi le principal lycée, avec sa piscine et son auditorium (2 500 places) est-il à l’abandon depuis 2005 ? « Detroit est un des rares endroits où les bâtiments ont une espérance de vie comparable à celle d’un homme », écrivent les photographes. Il en sort une ville qui applique au building de vingt étages la culture du jetable. Et pas seulement à cause de la crise.

Detroit, vestiges du rêve américain de Yves Marchand et Romain Meffre

Préface de Robert Polidori. Introduction de Thomas Sugrue. Steidl, 228 p., 88 €, sortie le 16 décembre.

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