Avec la succession de deux images d’un même sujet à un même endroit – magnifique “occasion formelle” ! – le photographe désigne une sorte de gouffre intime qu’une seule prise ne pourrait embrasser.
J’en donne ici trois exemples, sous divers prétextes : léger déplacement de l’une des composantes de l’image (la paire de lunettes), présence ou non du photographe, le corps habillé ou dévêtu de Françoise, sa disparition progressive derrière un second appareil photo qui joue le rôle d’un leurre visuel etc.
Dans tous les cas, le face à face de deux photos organise un débat contradictoire qui va porter au-devant de la scène soit le seul impact formel (la paire de lunettes au premier plan à gauche, dans les photos de Médinet Habou), soit encore un ensemble perturbant (dans le cas des deux images effectuées dans les jardins Majorelle à Marrakech) que souligne l’intrusion des obstacles fixes – les jarres empilées à droite – et le recours tumultueux à la mise en abîme nécessaires figures de la dramatisation propre à tout autoportrait de couple. Cache sur cache en somme : le cache photographique jouant à cache-cache avec la cache amoureuse.
Je crois à la montée des circonstances. Je crois que la photo est empreinte de profondeur et que cette profondeur est dûe à la rencontre du Temps et du Beau. Juste avant la prise photographique, c’est le Temps qui règne, juste après, c’est la Beauté qui a lieu. Esthétique et temporalité batifolent dans une sorte de paysage mental, un no man’s land presque calme où passeraient peut-être des gens, mais ce n’est pas sûr, en tout cas des images de gens.
Je crois que l’art photographique consiste à mettre au jour, au bon moment, la montée des circonstances qui président à la prise de vue en même temps que les facteurs qui organiseront cette rencontre si mémorable du Temps et du Beau.
Enfin, je crois que raconter les circonstances qui précèdent l’acte photographique lui-même est précisément le seul commentaire esthétique réel qu’on puisse apporter à l’image qui suivra.
En d’autres termes, la photo c’est ce qui précède, c’est ce qui préside. On aura compris que dans le titre de cette intervention, Conversations avec la lumière, quand je dis “lumière”, c’est une métaphore du Temps que j’énonce.
Denis Roche
Denis Roche (1937–2015) est un écrivain, poète et photographe français. Ces mots sont extraits de Denis Roche, Conversations avec le temps, publié par Le Castor Astral en 1985.
Denis Roche, Aller et retour dans la chambre blanche
Du 9 novembre 2016 au 29 janvier 2017
Maison d’art Bernard Anthonioz
16 Rue Charles VII
94130 Nogent-sur-Marne
France