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De Garry Winogrand à Eamonn Doyle : la rue comme terrain du je

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Grande révélation des dernières Rencontres d’Arles, le photographe irlandais Eamonn Doyle expose sa trilogie dublinoise dans une scénographie très différente au Pôle image Haute-Normandie, à Rouen. Une œuvre ambitieuse qui incarne, selon certains critiques le renouveau de « la photographie de rue », genre plutôt flou que l’on croyait moribond.

Des centaines de photographes ont pris des clichés de rue depuis les débuts de la photographie, mais leur travail constitue-t-il pour autant un genre cohérent ? Le terme « photographie de rue », inventé au milieu du XXe siècle par les spécialistes de la photographie d’art, n’aura finalement servi qu’à consacrer l’œuvre d’un nombre limité d’artistes. Si Walker Evans, Robert Frank, Helen Levitt, Ed Ruscha, Lee Friedlander ou encore William Klein, pour ne citer que les plus célèbres, ont incontestablement donné à la « Street Photography » ses lettres de noblesse, la catégorie, à la croisée de plusieurs courants (photographie documentaire, plasticienne, photojournalisme…) reste trop souple pour être véritablement pertinente.

En admettant qu’il existe une photographie qui fait de la rue son théâtre privilégié, elle résiste farouchement à toute tentative d’étiquetage qui la cantonnerait à une seule grille de lecture, comme en témoignent les images dissonantes, belles et brutales à la fois d’Eamonn Doyle. Comment rendre compte de notre distance irréductible à l’Autre ? Cette question lancinante traverse l’œuvre du photographe irlandais, marquée par l’imaginaire mélancolique de l’écrivain Samuel Beckett. Et c’est sans doute dans l’absence de toute réponse évidente que réside entièrement sa démarche. « Mes images ne donnent à voir que des fragments de récits possibles, mais à mes yeux, toute vie possède sa part de théâtralité même si au bout du compte, son sens nous échappe » précise t-il. Rien d’étonnant qu’il choisisse pour terrain d’expérimentation la rue où il vit. Un espace restreint qu’il revisite inlassablement au fil des jours et des séries ( i / On / End). Ses images ressemblent à d’étranges chorégraphies frémissantes de vie, de musique bon marché et de semelles raclant le bitume. Des silhouettes en marche, absorbées dans la contemplation d’un paysage intérieur inaccessible, aux autres s’y croisent à l’infini, comme si le temps s’enroulait lui-même.

Doyle aime les plans serrés, les points de vue outrés qui donnent aux corps cette densité si particulière. Comme l’explique Raphaëlle Stopin, commissaire de l’exposition, « Chez Doyle comme chez Beckett, le corps ou plutôt sa présence constitue le moyen d’expression premier et surpassé de l’être, celui qui supplante tout autre moyen de le dire, le verbe y compris ». Si la ville se réduit le plus souvent à quelques éléments de décors, elle recèle un espace complexe, dans lequel s’articulent dedans et dehors mouvement et durée. Comme avant lui Gary Winogrand, Eamonn Doyle cherche à établir un ordre visuel dans le chaos, trouver une forme qui accommode le désordre pour le dire avec les mots de Samuel Beckett.

Ces affinités, plus ou moins affichées, avec d’autres grandes figures de la photographie de rue ont fait de lui le porte-drapeau d’un genre, dont les contours restent encore à inventer. Marta Gili, directrice de la galerie du Jeu de Paume qui présentait en 2014, une imposante rétrospective du « maître de l’instantané », le décrit comme style documentaire subjectif, qui prend d’assaut le territoire urbain avec un mélange de spontanéité et d’ironie, de fascination et d’angoisse.

Une définition que ne renierait pas Robert Frank qui a instinctivement jeté les bases de la « Street Photography », en forgeant une nouvelle façon de photographier, libre, frontale, au plus près de l’épaisseur humaine. Pas d’acmé graphique ou narrative. La rue n’est pour lui qu’un miroir dans lequel il cherche désespérément son reflet. Chacune de ses images porte le sceau de sa propre existence. Si la « vérité » chez Frank s’impose par évidence, chez Winogrand, elle prend une forme plus complexe, dans laquelle les tensions ont une traduction visuelle qui n’échappe, comme l’espace urbain lui-même, ni à ses logiques, ni à ses absurdités. Quand il déclare, évoquant des scènes prises sur le vif : « Je préférerais ne pas être là », c’est pour souligner combien la présence du photographe affecte notre perception du réel. Que signifie voir et être vu ? Le simple fait de regarder peut-il créer du sens ? Ce changement de paradigme est encore à l’œuvre aujourd’hui dans la photographie de rue.

Ses images comme celles d’Eamonn Doyle ou d’Ethan Levitas, dont on pouvait également voir la trilogie informelle (Ten Year Study, In Advance of a Broken Arm et Photographs in 3 acts) à Arles, l’été dernier, ont leur propre puissance de signification et de narration et font surgir dans le flux polyvalent de la rue des histoires en devenir, mais aussi des signes de l’Histoire.

Donner forme à ce qui est visible dans le contexte politique, de contrôle et de surveillance actuel. Voilà un thème récurrent chez nombre de photographes qui comme l’écrivait Charles Baudelaire « ont élu domicile dans le monde, dans l’ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini ».

Ethan Levitas, qui entretient la tradition de Gary Winogrand, tout en élargissant sa pratique de la photographie de rue, en donne peut-être la meilleure définition « une intervention exploitant le pouvoir du photographe », pouvoir qu’il conceptualise depuis une dizaine d’années, en explorant les multiples possibilités offertes par le médium. « Il ne s’agit pas de voir, mais de regarder. Et regarder, en soi, est une intervention dans une réalité. C’est plus ou moins la création d’une autre réalité… Et tout cela est relié à ce qui est à la fois devant et derrière l’objectif, autrement dit aux conditions du regard. »

Cathy Rémy

Cathy Rémy est journaliste au Monde depuis 2008, où elle s’attache à faire découvrir le travail de jeunes photographes et artistes visuels émergents. Depuis 2011, elle collabore à M Le Monde, Camera ou Aperture.

Eamonn Doyle : Dublin Trilogies
Du 15 octobre 2016 au 18 février 2017
Centre photographique Pôle Image Haute-Normandie
15 rue de la Chaîne
76000 Rouen
France
Entrée libre. Mardi – samedi 14h – 19h.

http://www.poleimagehn.com/

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