En 1993, la photographe néerlandaise Dana Lixenberg se rend à South Central Los Angeles pour couvrir les émeutes qui ont éclaté suite au verdict du procès de Rodney King, posant sans le savoir le premier jalon d’un projet monumental. Mené sur une période de 22 ans, Imperial Courts, réalisé dans le lotissement du même nom est le portrait collaboratif au visage changeant d’une communauté Afro-américaine défavorisée. Munie d’un appareil grand format Dana Lixenberg s’est rendue régulièrement à Watts, créant un document complexe sur le passage du temps et les degrés de changement qui peuvent être enregistrés par une caméra. Dana Lixenberg poursuit des projets personnels à long terme en mettant l’accent sur les individus et les communautés en marge de la société comme Jeffersonville, dans l’Indiana, une collection de paysages et de portraits de la population sans-abri de cette petite ville, et les derniers jours de Shishmaref, qui dépeint le quotidien d’une communauté Inupiat sur une île érodée au large des côtes de l’Alaska.
Imperial Courts est présenté pour la première fois en France au Centre Photographique de Rouen jusqu’au 28 janvier 2018, disponible en livre, et exposé à la fondation Aperture à New York jusqu’au 11 janvier 2018. L’Œil de la Photographie s’est entretenu avec Dana Lixenberg.
Imperial Courts a été l’une des premières séries que vous avez photographiées en Amérique. Aviez-vous l’intention de revenir dès le début ?
Non. Absolument pas. J’ai été envoyée par le magazine néerlandais Vrij Nederland dans un contexte très particulier juste après les émeutes de Watts, lors du nouveau procès des quatre officiers impliqués dans l’affaire Rodney King. L’attention des médias s’était beaucoup portée sur South Central LA, en particulier sur deux cités : Imperial Courts et Nixon Gardens. Je voulais donner une image de la communauté afro-américaine radicalement différente que celle habituellement véhiculée par la presse. Très vite, la série a été exposée en Hollande et Vibe, un magazine musical fondé par Quincy Jones qui était, à cette époque, prescripteur en termes de culture visuelle l’a publiée de façon très élégante. Cette publication a vraiment lancé ma carrière aux USA. Quand je suis revenue à Watts, 6 ans plus tard, avec une équipe de télévision hollandaise qui faisait un film sur moi, plusieurs personnes que j’avais photographiées lors de mon premier séjour étaient mortes, y compris l’homme qui m’avait introduite à Imperial Courts et la série avait pris de la valeur aux yeux de la communauté. En 1993, je cherchais surtout à faire des portraits individuels forts. La relation que j’avais pu établir était encore superficielle. Quand j’ai commencé à revenir, la réponse de la communauté s’est faite plus intense. Les gens m’ont demandé : « Est-ce que tu vas faire plus de photos ? » Et j’ai compris qu’il me faudrait du temps si je voulais rendre compte la complexité des liens qui aller donner toute son épaisseur au projet.
Dans presque tous vos projets de Jeffersonville aux Derniers Jours de Shishmaref, l’engagement envers la communauté et les personnes photographiées semble être au centre de vos préoccupations et détermine en quelque sorte la forme de votre travail. Etait-ce évident dès le départ ?
Imperial Courts est le seul projet que j’ai mené sur autant d’années. Je n’ai jamais développé une telle intimité avec une communauté et cela ne se reproduira sans doute plus. J’ai vu les gens vieillir et ils m’ont vue vieillir moi aussi. Quand je pense à d’autres sujets que j’ai pu réaliser comme Jefferssonville, je ressens souvent comme un sentiment d’échec. Les personnes que j’ai photographiées à l’époque dans le refuge local pour les sans-abris étaient dans une période de transition et ne restaient jamais très longtemps au même endroit. Il était difficile de construire des liens forts. En 23 ans, les relations évoluent, les gens ont le temps de réfléchir à leur vie. Peu de photographes sont disposés à accompagner un projet aussi longtemps. Le travail de Nicolas Nixon sur sa femme et ses sœurs est l’un des rares exemples de ce type de suivi, même si la dynamique reste assez différente. Quand j’ai rencontré pour la première fois, Tony Bogart, le chef du groupe « PJ Watts » par qui j’ai eu à accès à la communauté, il m’a demandé : « Qu’est-ce qu’on a à y gagner ? » Et pour être honnête, je n’ai toujours pas de réponse. Le projet a été présenté, il y a deux ans à Amsterdam, au Huis Marseille, le livre a été publié la même année, mais la vie dans la cité ne s’améliore pas et tout ce que j’ai fait ne changera rien à la situation. Je me contente de rendre visible ce qui resterait autrement invisible, n’est-ce pas l’essence même de la photographie ? Et peu importe si le sujet a déjà été traité de nombreuses fois, l’important c’est la façon dont vous le montrez et les choix que vous faites.
Une certaine fierté en même temps qu’une vulnérabilité sous-jacente émane de vos portraits, comme si vous laissiez les gens totalement libres d’être ce qu’ils sont. Comment choisissez-vous vos sujets ? Comment travaillez-vous avec eux ?
C’est difficile à décrire. Je n’ai pas vraiment de truc. Je crois qu’il faut, avant tout, accepter de voir la personne telle qu’elle est, de laisser tomber tout jugement ou idée préconçue. Je ne réfléchis pas vraiment à la relation que je mets en place avec mes sujets. Je me glisse dans la situation et je m’efforce d’adopter une attitude bienveillante. Cela peut parfois s’avérer difficile, mais j’essaie toujours de saisir la sincérité inhérente à chaque personne sans projeter sur elle mes propres considérations. Quand je photographie quelqu’un, je ne prends pas à la légère le caractère magique de cet échange qui vaut le temps que chacun d’entre nous y a investi. Travailler avec un appareil grand format nécessite une grande concentration et la formalité du processus induit une prise de conscience chez les gens. Ils se rendent compte que quelque chose d’inhabituel est en train de se passer.
Vous ne voulez pas confronter le spectateur à des photos spectaculaires ou dramatiques. Il n’y a pas de voyeurisme de la souffrance humaine mais plutôt de l’empathie et de la compassion dans photos. Est-ce là votre façon de traiter de problèmes importants comme le racisme et la pauvreté ?
Mon travail porte sur les conséquences inévitables du capitalisme, mais je ne me considère pas comme une activiste. Si je n’avais pas été envoyée à Jeffersonville, je n’aurais probablement jamais entendu parler de cet endroit. Les personnes qui vivaient dans le refuge Haven House n’étaient pas identifiables comme sans-abri et j’ai trouvé cela intéressant parce nous projetons généralement sur les personnes en grande précarité une image négative liée à l’alcoolisme, à la drogue. Je voulais rendre le sujet plus nuancé et accessible à un large public. Bien sûr, je m’intéresse à l’injustice sociale, mais je ne m’attends pas pour autant à ce que mes images aient un impact quelconque sur la société. En revanche, je crois fermement qu’il est important de donner aux gens que vous photographiez une présence dans une réalité différente. Je ne fais pas beaucoup de recherches avant de commencer à travailler. Je préfère passer du temps sur place et comprendre la situation de l’intérieur. Ce manque de préparation que je considérais à un certain moment comme une faiblesse est devenu ma force.
Comment le projet s’est-il développé au fil des années ? Est-il devenu plus personnel et moins politique ?
Je ne dirais pas que mon travail est devenu moins politique… J’en sais maintenant beaucoup plus sur l’Amérique qu’en 1993. Quand j’ai débarqué pour la première fois à Watts, la ville était sous tension et tout le monde craignait d’autres émeutes. J’avais photographié une communauté noire à un moment précis de son histoire et je pensais que mon travail s’arrêtait là. Quinze années ont passé avant que je ne me ressente le besoin de revenir à Imperial Courts avec mon appareil photo. En 2008, South Central suscitait encore beaucoup d’intérêt. J’avais l’impression qu’une autre série de portraits prises à 15 années d’intervalle ne suffirait pas et que je devais élargir le projet à d’autres générations. C’est en 2009, lorsque que j’ai entrepris mes premiers enregistrements sonores que j’ai réellement pris conscience de l’importance de la photographie en tant qu’outil pour capturer l’histoire. J’ai saisi à quel point il serait difficile d’atteindre la clarté et la profondeur visuelle de mes premières images sans entrer dans une espèce de compétition avec moi-même et j’ai commencé à me concentrer sur les paysages et les portraits de groupe. Plus tard, en 2012, j’ai réalisé mes premières vidéos avec un petit appareil photo numérique moins invasif pour montrer des scènes de la vie quotidienne.
Votre travail a été comparé à celui de David Goldblatt. Parlant des gens qu’il a photographiés pendant l’apartheid, il déclarait : « Je voulais entendre leurs histoires non pas en tant que journaliste ou réformateur, mais simplement en tant que réceptacle de tout ce qu’ils voulaient me dire de leur vie ». Vous reconnaissez-vous dans cette affirmation ?
Je m’y reconnais dans une certaine mesure. Lorsque vous vivez dans une situation aussi inacceptable, vous devez prendre position. Le choix du sujet est déjà en soi un acte politique, mais, d’un autre côté, les facteurs personnels jouent un rôle tout aussi important. Je suis très engagée en tant que citoyenne, mais je n’aime pas me servir des gens pour faire valoir mon point de vue sur un sujet. Au cours des deux dernières années, j’ai beaucoup appris sur la structure du système judiciaire américain et je sais combien il peut être dévastateur, spécialement pour la communauté afro-américaine. L’insécurité et l’injustice pèsent lourdement sur notre société, mais je n’aborde pas directement ce problème dans mon travail. En ce sens, mon travail est moins frontalement politique que celui de David Goldblatt.
Votre approche dénote une volonté constante d’enregistrer les stigmates du passage du temps. Cela nécessite une lenteur qui peut sembler un peu anachronique à l’heure des réseaux sociaux des smart phones. Dans quelle mesure, le choix d’utiliser un appareil grand format a-t-il déterminé la forme de votre projet ?
La chambre de format 4×5 inches que j’utilise me permet de ralentir et de regarder plus attentivement le monde autour moi. Je suis plutôt inspirée par les détails. Mes images se situent souvent à la limité de la réalité. Elles peuvent sembler ennuyeuses à première vue parce que rien ne s’y passe. Je ne recherche pas d’effet dramatique. Je m’appuie sur une composition minutieuse et sur la richesse naturelle du négatif qui offre une lecture plus profonde de l’image. Le smartphone représente une révolution fantastique en permettant à tout le monde de documenter sa propre vie. Il existe des organisations comme Witness qui font un travail plus que jamais nécessaire en distribuant de petits appareils photos numérique à travers les États Unis dans le but de défendre les droits de l’homme mais je reste profondément attachée à la puissance de l’image individuelle.
Quand est venue l’idée du web documentaire ? Avez-vous le sentiment d’avoir épuisé toutes les possibilités offertes par l’image fixe ?
Le web documentaire est l’élément le plus problématique de tout le projet. Les tirages, le livre, l’installation vidéo sont plus contrôlés. Mon objectif était d’assurer une continuité au projet en permettant aux membres de la communauté de télécharger des photos par eux-mêmes, de compléter les arbres généalogiques, de partager des histoires, des souvenirs mais ce travail d’appropriation ne marche pas. Je pense utiliser une partie de l’argent de la Deutsche Borse pour organiser des ateliers et travailler davantage sur le contenu avec la communauté. C’est toujours un travail en cours.
Le livre, l’installation vidéo, les tirages sont très complémentaires. Comment le projet s’articule-t-il entre ces différents médiums ?
Chaque médium possède un ensemble inhérent de possibilités et j’essaie de tirer le meilleur parti de chacun. Certains aspects de la vie d’Imperial Courts ne pouvaient pas être exprimés par la photographie. J’ai commencé à enregistrer des conversations parce qu’il existait dans la façon dont les gens s’exprimaient une véritable forme de poésie que je voulais restituer. La vidéo avec sa capacité à documenter la vie en temps réel m’a aidée à saisir la subtile dynamique du quotidien. Chaque média a contribué à refléter la complexité du sujet en offrant au spectateur plusieurs niveaux de compréhension.
Comment le projet va-t-il continuer à croître maintenant ?
J’ai découvert mon langage en tant que photographe à travers ce projet. Je suis devenue extrêmement attachée à la communauté. Au fil des ans, certaines personnes sont décédées, les enfants d’hier sont devenus des adultes. Mes deux parents sont morts. Imperial Courts s’est transformé en lieu de référence pour moi. La vie et les changements dont j’ai été témoin m’ont aidé à réfléchir sur ma propre existence, sur ma relation à mon travail et sur la valeur que les photographies peuvent avoir pour leurs sujets. Quand on me demande ce qui m’a motivé tout ce temps, j’ai toujours du mal à trouver une justification claire. Je ne peux pas accepter l’idée que ce livre marque la fin de ma relation avec la communauté. J’espère que ces images continueront d’avoir une certaine valeur pour les générations futures. Qu’est-ce que les photographies donnent aux gens en dehors de l’occasion de se souvenir de leur passé et de ceux qu’ils pourraient autrement oublier ?
La photographie documentaire n’est plus considérée comme un simple vecteur d’information factuelle. De nouvelles formes narratives plus riches et plus nuancées sont désormais possibles. Comment envisagez-vous aujourd’hui votre pratique ?
Je pense que la photographie documentaire est un concept très large. On peut revendiquer un statut d’artiste et « documenter » ce qui se passe dans notre société. Je m’identifie comme une photographe documentaire mais je ne fais pas de distinction entre mon travail éditorial et mon travail personnel. J’ai vraiment appris à connaître le pays grâce aux nombreuses commandes qui ont ponctué mon parcours. Cette partie importante de ma pratique m’a permis de me situer, d’imprimer ma marque sur un discours public et de produire parallèlement un travail plus complet. J’ai eu la chance d’avoir un pied dans différents mondes et d’être en fin de compte confrontée en permanence la fragilité de la vie.
Propos recueillis par Cathy Rémy
Cathy Rémy est journaliste au Monde depuis 2008, où elle s’attache à faire découvrir le travail de jeunes photographes et artistes visuels émergents. Depuis 2011, elle collabore à M Le Monde, Camera et Aperture.
Dana Lixenberg, Imperial Courts 1993-2015
Du 14 octobre 2017 au 28 janvier 2018
Centre photographique, Rouen Normandie
15 rue de la Chaîne
76100 Rouen
France
http://www.poleimagehn.com/photographie
Imperial Courts 1993-2015, de Dana Lixenberg
Livre publié par ROMA Publications
60€
http://www.orderromapublications.org/
Deutsche Börse Photography Foundation Prize 2017
16 novembre 2017 – 11 janvier 2018
Aperture Foundation
4th Floor, 547 West 27th Street
New York, NY 10001
Etats-Unis