Il s’agit du 36ème dialogue de la Collezione Ettore Molinario. Pour célébrer la troisième année de « rencontres », je souhaite vous présenter les images qui pourraient sembler les plus éloignées de mon regard, une Vierge à l’Enfant d’Andres Serrano et le Suaire, gardé depuis le XVIe siècle dans la Cathédrale de Turin. Ce sont des présences sacrées qui racontent des histoires de foi, de croyants et de croyance inébranlable dans la force des images, quoi qu’il arrive.
Ettore Molinario
C’est une simple intuition, une mère et son fils. Et le lien qui les lie dans l’actualité de chaque jour, de tous les temps et du monde entier, devient l’histoire de la mère et du fils de Dieu. Une image qui passe de la dimension terrestre à celle d’un autre monde, de l’actualité à la foi. C’est le miracle du christianisme, qui anticipe de dix-huit siècles le miracle de l’image photographique et de la foi qu’elle alimente depuis lors. C’est aussi le thème qu’Andres Serrano étudie depuis quarante ans. Au moment où il crée le cycle des Œuvres Saintes, auquel appartient La Chinoise Madonna, Serrano, né et élevé dans une famille catholique pieuse, avait déjà signé, en tant que jeune artiste blasphémateur comme beaucoup le considèrent, son Piss Christ le célèbre crucifix immergé dans l’urine. Vingt ans plus tard la réflexion s’adoucit, une amie d’Andrès et son fils deviennent la Vierge à l’Enfant. Petites variantes : la mère et le fils sont chinois de Brooklyn, et le voile bleu qui enveloppe la Madone, préfiguration de la voûte céleste, est plutôt orange, couleur sacrée dans le bouddhisme. Pourtant le message passe, il transcende le quotidien et devient un symbole. La réussite d’une religion qui fait du quotidien son message.
Si un fils naît, il devient un homme et tout homme est destiné à mourir. Respectant le caractère « photographique » de son histoire, le christianisme complète le cycle de vie de Jésus dans la plus extrême et la plus spectaculaire des images, la plus organique et la plus sublime, la plus scientifiquement fausse et la plus vraie car le cœur de chaque croyant est toujours à la recherche de preuves qui confirment la parole divine. La foi et le croyant sont les termes du problème. Et si l’on parle de foi chrétienne et d’image « fidèle », de copie de la vérité et de révélation de la vérité, alors on parle du Saint-Suaire.
Le drap de lin, c’est le sens du mot « linceul », est arrivé à Turin en 1578. Ce tissu, long de plus de quatre mètres et large de plus d’un mètre, enveloppait certainement le corps d’un homme torturé et crucifié. Personne ne peut dire s’il s’agit du corps du Christ, mais la correspondance avec les Évangiles est précise. Lorsque le Suaire fut exposé au public en 1722, un ambassadeur étranger constata la présence de plus de cent mille croyants. Aucun d’eux n’avait de doute. Et pour qu’aucun doute ne subsiste à l’avenir, le 29 mai 1898, l’avocat Secondo Pia, photographe amateur de Turin, obtint l’autorisation de photographier pour la première fois l’extraordinaire relique. Sur le tissu, comme s’il s’agissait d’un négatif photographique, Pia découvre un corps, et surtout un visage, imprimés. D’ailleurs, le monde médiéval connaissait déjà le Suaire, mais personne ne s’était posé la question de son authenticité, ceux qui voulaient le vénérer comme le portrait du fils de Dieu étaient libres de le faire, malgré un égal respect pour ceux qui le vénéraient, je ne ressens pas le besoin d’une preuve aussi tangible. Le XIXe siècle, époque positiviste du processus négatif-positif de la photographie, a changé la donne : puisque la photographie a « révélé » le visage du Christ, ce visage est authentique.
En 1931, aux clichés de Secondo Pia succèdent ceux de Giuseppe Enrie, plus précis, non seulement parce qu’Enrie est un professionnel, mais aussi parce qu’à l’époque les matériaux sont plus sensibles. Ainsi, en 1978, les scientifiques du STURP, The Shroud of Turin Research Project, arrivent à Turin en provenance des laboratoires de Los Alamos au Nouveau-Mexique, dirigés au moment de la Seconde Guerre mondiale par Robert Oppenheimer, père de la bombe atomique. Parmi eux se trouve l’un des photographes scientifiques les plus célèbres de l’époque, Barrie Schwortz, qui a photographié le Linceul et en a peut-être créé les images les plus spectaculaires. Le dos frappe par sa puissance symbolique, presque fétichiste dans les traces des coups de fouet, et c’est avec cette charge de douleur et de plaisir terrestre que le Linceul entre dans la collection d’Ettore Molinario. Mais cette image sacrée apporte aussi ses doutes et ses incertitudes à la collection. Où nous mène la foi dans les images, pour éclairer notre chemin ou le perdre ? Et si chaque photographie, aimée, recherchée, reconnue et collectionnée, était notre Linceul personnel et très fragile ?
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