Homme de mode, designer et esthète visionnaire, Cecil Beaton reste en photographie le souverain de l’élégance. Une exposition et un livre événements – intitulés Cecil Beaton, The New York Years– reviennent sur la carrière américaine d’un grand portraitiste de notre temps.
Cecil Beaton a fait de son amateurisme apparent une distinction. A son arrivée à New York en 1928, il est en premier lieu la risée des autres photographes. Quand la majorité de ses collègues travaillent dans des chambres noires équipées, lui amène ses pellicules à développer dans un drugstore au coin d’une rue. Or, Cecil Beaton n’aime guère se fier à la technique photographique et croit plus en son œil. Un œil audacieux et inspiré ; une histoire d’attitude. « Sa différence était d’être facilement à l’aise avec peu de moyens, illustre James Danziger, galeriste new-yorkais et historien hors pair du photographe. Il n’a également jamais été très bon à l’école. Il aimait l’excentricité. » Dans une époque moderne mais encore attachée aux méthodes, c’est en abolissant le conformisme que Cecil est devenu Beaton.
Il faut dire que l’Anglais a été, à l’image de Jacques-Henri Lartigue, un photographe instinctif, qui s’est intéressé très tôt à la photographie et à ses secrets. Dès 11 ans, le jeune Cecil étrenne déjà un petit Kodak, un appareil rudimentaire qui le suivra jusqu’à ses débuts new-yorkais. Les deux sœurs qui l’élèvent à l’époque sont ses premiers sujets et deviendront par la suite ses favoris. Déjà, il adore la combinaison formée par le visage humain et le beau, et la cherchera dans tous les travaux de sa carrière.
Mais c’est lorsqu’il il est étudiant à Cambridge que Beaton se fait un nom en publiant dans le Vogue anglais une série sur les Bright Young People, un groupe de jeunes aristocrates bohèmes qui brisent alors par leur comportement en dilettante les conventions de la haute société britannique. Même si, par son pédigrée, le photographe ne fait pas partie du cercle aristocratique, il le rejoint à Londres, où il s’installe après les études.
Obsédé par la classe et le statut, il habille ses membres, les mets en scène dans des décors originaux, toujours avec style et élégance, et se passionne pour les jolies filles et leur regard. Le tissu est fait maison. Certaines astuces aussi : ses modèles se glissent à travers un carton à chapeau et Beaton ose photographier avec humour leur tête qui en surgit. Ses portraits des personnalités anglaises les plus accomplies du moment lui offrent en 1926 une exposition remarquée et surtout une signature. Vogue lui confie ensuite de nombreux projets – des confections de costumes de haute couture notamment – mais, attiré par le Nouveau Monde qu’il entrevoit par les voyages d’affaires de son père, il finira par en décliner. En novembre 1928, Cecil Beaton prend la mer.
D’un navire à l’autre
Le New York d’alors, à un an du krach boursier de 1929, est encore une place bouillante, où l’énergie ne galvanise comme nulle part et où les mondains se bousculent dans les endroits festifs. Durant cinquante ans, Cecil Beaton va y passer de longs séjours – plusieurs mois par année –, s’installer dans les hôtels de Manhattan et se construire une vie sociale et professionnelle à la hauteur de sa fougue. Car il trouve à New York ce que Londres ne peut lui apporter : le cosmopolitisme, de nombreuses opportunités dans les magazines et surtout la possibilité d’exprimer pleinement cette exubérance baroque qu’il couve depuis tout petit. La ville sera sa résidence secondaire. New York s’invente encore et Beaton n’attend que de se réinventer.
Et le photographe ne va pas perdre de temps. A peine débarqué, il se retrouve autour d’un thé avec l’une des productrices théâtrales les plus influentes, Elisabeth Marbury. Plus important pour sa carrière, Beaton décroche rapidement un rendez-vous avec Edna Woolman Chase, l’éditrice du Vogue américain qui a un œil sur lui depuis son travail à Londres. C’est le début d’une histoire d’amour entre le photographe et le magazine, qui va influer tout un courant de mode, auquel Beaton apportera une vision sur les mouvements artistiques d’avant garde et notamment le surréalisme français naissant.
Dès lors, la maison Condé Nast, qui édite Vogue et sa petite sœur Vanity Fair, lui offre un nouvel équipement digne de ce nom. Au placard le Kodak d’amateur. Cecil Beaton, armé d’un moderne 8 X 10 de qualité, se retrouve nez à nez avec les plus grands noms d’Hollywood, sur les plateaux de cinéma ou dans les chambres coquètes des hôtels de luxe. Le photographe n’abandonne pour autant ni son attitude excentrique ni son style théâtral. « Soyez audacieux, soyez différent » disait-il. Avec l’espièglerie qui lui est unique, il cherche l’originalité d’une décoration ou d’un apparat, bousculant sa créativité au risque de froisser son sujet. Jean Cocteau le surnommera « Malice in Wonderland ».
Se prêteront au jeu Marlene Dietrich, Audrey Hepburn, Marlon Brando, Mick Jagger ou encore Marylin Monroe. « Elle s’ébat, couine de plaisir, elle bondit sur le sofa », dira l’artiste à la suite d’une séance avec cette dernière. « Il pouvait s’acclimater à n’importe quel environnement, rappelle James Danziger. A l’époque, sa relative célébrité et la grâce sociale qu’il avait acquises lui ont permis de mettre à l’aise les gens, d’instaurer un rapport de confiance avec son sujet et de se concentrer sur une partie de leur personnalité. Ce qui lui a valu plus tard de devenir le photographe officiel de la famille royale britannique. Pour autant, toutes les photos de Beaton ne sont pas dramatiques, elles pouvaient être simplement plaisantes à regarder. »
L’énigmatique photographe, comme tous les grands portraitistes, a un secret. Celui de provoquer en un court laps de temps une complicité avec son sujet. Une complicité à la Beaton toutefois. Derrière le regard de tous les visages qu’il a immortalisés se cache le sien, fripon mais d’une extrême tendresse. « Il développait toujours un fort sentiment pour son sujet », évoque James Danziger. Chaque relation, électrique ou délicate, est une lutte d’émotions, et donne lieu à des clichés à l’esthétisme raffiné, à la fois singuliers et romantiques. Cette photographie de l’actrice Audrey Hepburn, cheveux courts, posant de profil contre un mur et découvrant à travers son habit noir la paume de sa main rappelle que l’élégance est bien une affaire d’attitude. Chez Beaton, elle peut être posée ou instantanée.
De toutes les femmes que Beaton a connu, Great Garbo a été sa muse. Et les photos d’elle fleurissent dans ses archives. « Il vénérait sa célébrité et l’aura qu’elle en tirait, explique Danziger. Leur relation s’est terminée lorsqu’elle lui a demandé de passer chez elle pour une photographie de passeport et qu’il en a par la suite vendu d’autres de la série à un magazine. » Cecil Beaton est aussi connu pour sa sexualité ambiguë. L’homme n’aime pas seulement les femmes. Il a une vie homosexuelle particulièrement agitée, fréquente les intellectuels gays de son époque – Truman Capote et Jean Cocteau notamment – et vit une passion amoureuse, non réciproque, avec Mick Jagger (rencontré en mars 1967). Pendant plus d’une décennie, les deux hommes restent très liés et leur relation donnera naissance à des clichés uniques. Cecil Beaton a évoqué le chanteur en ces termes : « Masculin et féminin, beau et laid, il restera à jamais pour moi l’image de la passion interdite ».
La nouvelle réalité
A la sortie de la Seconde Guerre, le style théâtral emprunté par Cecil Beaton se noie quelque peu dans une nouvelle ère, plus attachée à l’instant et à la réalité. Les années 50 sont un tournant dans sa carrière. « Après la guerre, la modernité devenait de plus en plus apparente donc ses photos devenaient moins rococo et se devaient plus claires et moins chargées, dit Danziger. Cette nouvelle réalité était celle du monde de la mode et du monde en général. » Il est donc supplanté par la nouvelle école, celle de Penn ou Avedon, qu’il admire aussi avec humilité, rassemblant même leurs photos, aujourd’hui visibles dans les nombreux journaux intimes – ses scrapbooks – que l’homme a laissé en mémoire des ses inspirations. Certes, en photographe au talent inépuisable, Beaton s’adapte et abandonne quelques peu la mode et les effets décoratifs pour se concentrer sur le nouveau portrait, mais il meure d’envie de réaliser un autre rêve.
Dévoué à sa passion pour la fiction, Cecil Beaton se réinvente encore et embrasse alors une carrière dans le théâtre et le cinéma. Il confectionne les costumes de comédiens sur Broadway, comme pour The Portrait of a Lady (1954), ceux de ballets anglais et français, et se retrouve même parfois sur les planches. En apogée de cette œuvre ci, il reçoit un oscar pour son travail sur My Fair Lady (1956) mais continue à pratiquer la photographie, comme le rappelle ces portraits de la star de comédie musicale Julie Andrews. « Je crois que je ne dois jamais complètement abandonner la photographie », dira-t-il à ce tournant de sa vie.
Dans les années 60, il retourne photographier pour le Vogue britannique et part représenter la maison américaine à Hollywood, ce qui l’amènera à nouveau à se mêler aux stars, mais pour des travaux photographiques plus personnels cette fois. Jusqu’au bout, Cecil Beaton continuera à s’intéresser à tout type d’art, et à immortaliser, toujours avec cet esthétisme attentionné, les précurseurs comme Andy Warhol et ses amis de la Factory. En amoureux de l’élégance, de la fantaisie et du beau regard, Cecil Beaton reste encore à ce jour l’enfant prodige d’une Renaissance. Celle qui rappelle aujourd’hui au monde la mode que la vulgarité n’est pas, en photographie, une vertu.
Jonas Cuénin
Cecil Beaton, The New York Years
Du 25 octobre 2011 au 20 février 2011
Museum of the City of New York
1220 Fifth Avenue, New York, NY 10029
212.534.1672
Livre publié chez Rizzoli
239 pages – $65