Elle explore des corps, nus, des visages sans fard, l’indicible du désir qu’elle a d’être là. Elle s’engage dans le temps qu’elle fige. Au-delà des indices, au plus près des émotions. Ce ne sont pas des histoires, pas même un ensemble de photographies. C’est une démarche. Elle va là où ses sens la guident, là où la conscience pourra peut-être s’élargir. Sandrine Lopez nous livre ici ses questionnements. Actuellement, elle travaille à la création d’un livre sur son travail Moshé, ainsi que sur le film Dominique, dont la sortie est prévue pour la rentrée 2015.
LODLP : Ton travail semble être une suite de quelque chose, une entité, tout se tient, tout est lié. Comment choisis-tu tes sujets ? Y a-t-il un fil conducteur entre eux ?
Sandrine Lopez : Cela dépend des sujets. Certains ont étés choisis, d’autres se sont presque “imposés”. Je pense par exemple à mon travail sur Dominique : c’est un job d’été qui en est à l’origine, je ne savais pas à l’avance qui j’allais rencontrer. C’est comme si certaines réalités, certaines expériences devenaient peu à peu des “sujets”, par l’intérêt qu’elles suscitent et le potentiel qui s’en dégage au fur et à mesure.
Je pense aussi que se sont toujours les mêmes idées qui nous obsèdent, au fond. On explore différents espaces pour les questionner, mais ce geste est animé par un même “moteur”.
LODLP : Le corps, nu, est fort présent dans ton travail. Fragile, intime, cru et délicat à la fois. Pour être au plus près d’eux, anonymes nus.
S. L. : Depuis que je photographie, j’ai toujours trouvé que sans les vêtements, le portrait est moins “parasité”. Je veux dire par là qu’il y a moins d’indices qui pourraient nous dire des choses précises concernant la personne photographiée, l’endroit d’où elle vient, son appartenance sociale… Je peux alors être face à un être humain, plus qu’un individu particulier. Même si le corps et le visage nous disent des choses sur le modèle, je ne veux pas entrer trop dans le détail. Et puis j’aime regarder des corps nus. Il y a une grande part de curiosité et je crois que cette curiosité est tout à fait spontanée. Depuis que nous sommes enfants nous sommes comme ça. Curieux de ce qu’il y a caché derrière. Mises à part certaines situations dans la vie privée, on a rarement accès aux corps nus et la photographie nous le permet d’une façon très privilégiée. Ceci dit, je n’aime pas le nu pour le nu. Et, je me rends compte que ça n’est plus aussi présent qu’avant dans mes images.
LODLP : Es-tu à la recherche d’une réponse — pour toi-même — à travers ton travail ?
S. L. : Des réponses, non. Ce serait vraiment une illusion de penser que photographier donne des réponses. Je crois plutôt que le travail sert à poser des questions ou plus simplement à explorer. S’engager dans un travail c’est décider de vivre une expérience particulière que l’on va tenter d’inscrire. C’est un prétexte à vivre autre chose, à vivre plus.
LODLP : Pour toi, le processus créatif passe par la réalisation de soi — ou le contraire ?
S. L. : Je crois que c’est un mouvement de pendule incessant. L’un va nourrir l’autre. Cela se combine, s’entremêle. Je crois même que cela peut se confondre au bout du compte. Surtout pour quelqu’un qui ne fait pas vraiment de différence entre le déroulement de sa vie au quotidien et son expérience de création.
LODLP : Toi qui restes longtemps sur certains sujets — Dominique par exemple —, comment sais-tu que ton sujet est fini ?
S. L. : Pour Dominique, la fin s’est imposée d’elle-même, lorsque j’ai cessé de m’occuper de lui les étés. Il a dû partir dans un centre spécialisé. Cela a duré six ans en tout. Pour Moshé, ça a été différent. Je le voyais beaucoup plus régulièrement et au bout de deux ans, je me rendais compte que je refaisais les mêmes images, mais en moins bien ! J’avais vraiment la sensation d’avoir littéralement épuisé mon sujet. C’est à partir de là que j’ai progressivement cessé de le photographier.
LODLP : L’art c’est quelque chose qui se pense, dis-tu? Peux-tu expliquer ?
S. L. : Il y a selon moi plusieurs moments, plusieurs étapes. A un certain stade, il est possible de creuser un peu plus son sujet, regarder ses images et essayer de formuler ce qu’on y lit, ce que cela nous a permis de connaître, quelles sont les questions qui rôdent en dessous, à quels désirs ces gestes correspondent-ils.
Bien sûr, beaucoup de ce qui fait l’intérêt d’un travail nous échappe. Parfois les autres, les attentifs, sont plus à même de nous dire des choses à propos de nos images et même à propos de nous. Mais tout de même, au fil du temps, quand l’expérience grandit, je pense qu’il est bon de savoir, au moins, dans quoi on s’inscrit. Peut-être que c’est cela que je dis quand j’emploie le mot “penser”. Penser son geste pour le creuser, pour tenter d’aller un pas de plus en profondeur.
LODLP : Pourquoi es-tu photographe ? Et si tu ne l’étais pas que ferais-tu d’autre, tu crois ?
S. L. : Je crois que j’ai toujours été intéressée par la question de l’être humain en général et du corps en particulier. C’est certainement pour cela que j’ai fait mes études dans les sciences humaines. Je n’ai pas énormément de souvenirs de cette période (qui a pourtant duré plus de cinq ans !), mais je sais que ça a éveillé beaucoup de questions et que cela m’a permis de mieux les formuler.
Il m’a fallu ce temps pour réaliser que les sciences (même humaines…) n’étaient pas le bon “outil” pour mes questions. Je crois que la photographie m’est apparue comme pouvant me donner une liberté plus grande : plus besoin de justifier, de prouver, d’étayer, mais juste d’explorer. On peut aller dans les extrêmes, les contradictions, les obsessions. On peut se tromper aussi. Et puis la photographie ça m’a tout de suite donné un vrai prétexte à pouvoir me trouver dans des espaces et des situations auxquelles je n’aurais pas eu accès sans appareil ! Et ça c’est formidable. L’appareil photo est un merveilleux prétexte. Et un merveilleux laissez-passer.
Si je n’étais pas photographe… je serais critique gastronomique pour le guide Michelin et, incognito, je rédigerais des rapports après mes dîners dans les restaurants étoilés des capitales du monde…
LODLP : Qu’est-ce qui t’excite le plus dans la photo ? Quel est le moment que tu préfères : avant (recherches, contact…), pendant (shoot), après (postprod, retouches, etc.), publication (et hommages) ?
S. L. : Encore une fois, cela dépend des sujets. Mais en général, s’il y a de la “préparation”, je trouve ça long et laborieux, ennuyeux. Surtout si l’on attend des autorisations, qu’elles se font attendre ou que les portes ne s’ouvrent pas. Ce n’est vraiment pas la partie que j’aime. Puis lorsque l’on obtient ce que l’on désire, un « oui », c’est une grande joie…
Puis vient le moment d’aller photographier, et là j’ai tout simplement peur. J’ai même parfois envie que ça n’ait pas lieu. Qu’il y ait une grève des trains ou que la personne annule, pour une raison ou une autre, une catastrophe naturelle, peu importe. A chaque fois que c’est nouveau et donc inconnu, c’est la même chose. Ça n’est pas de l’excitation ou du trac, c’est vraiment de la peur. Je pense par exemple au travail sur les nus (les portraits chez les gens). A chaque déplacement, je ne savais pas qui allait m’ouvrir la porte, qui j’allais rencontrer. Et puis on redoute l’échec, qu’il ne se passe rien, ou rien de fort.
C’est en fait comme toute situation nouvelle en général, la période d’adaptation n’est pas très gaie en principe. Après cette période assez trouble et après la rencontre, quand la séance commence, après une vingtaine de minutes, là c’est l’euphorie. C’est vraiment ici que ça commence. Et là je sais pourquoi je suis passée par toutes ces étapes. J’ai l’impression d’être “à ma place”, quoiqu’il se passe, même si je suis bouleversée ou déstabilisée.
Puis le retour, les images qui commencent à naître, celles que l’on attend de voir, celles que l’on fantasme aussi (et qui ne sont souvent pas les meilleures au final), puis l’idée de celles qu’on aura oubliées en cours de route et qui nous surprendront. Les accidents aussi, les inattendus.
Je crois que c’est une des raisons qui fait que je continue à travailler en argentique. Cette attente. Cette excitation. Toute cette partie où l’imagination travaille plein pot.
Puis les négatifs sont prêts et on découvre, l’une après l’autre, chaque parcelle qui aura été fixée. Ça, c’est vraiment le meilleur moment je crois, presque plus que le moment de photographier : on est ailleurs à ce moment-là, comme hors de nous. Mais quand on découvre les images et qu’on commence à les travailler, on est bien là. J’imagine qu’on est peut-être plus “là” quand on photographie en réalité, mais ce moment de la découverte des images reste magique.
LODLP : Penses-tu qu’il est possible d’apprendre à voir ? Ce regard du photographe, sa patte, même s’il se nourrit de références, est–ce quelque chose qu’il a — ou pas — en lui ?
S. L. : Apprendre à voir, je ne sais pas. Mais je reste persuadée que cela doit être quelque chose de nécessaire. Que cet acte “d’aller voir” soit à un moment donné indispensable. Je crois qu’on peut aiguiser nos sens pour les “préparer” à mieux recevoir le réel, ça oui. Sentir plus. Et cela en allant se confronter à d’autres créateurs. Aller voir de la peinture, manger autrement, écouter de la musique. Lire. Ça oui, ça permet de voir mieux, de sentir plus. Une de mes étudiantes me disait un jour que lorsqu’elle lisait dans le métro, et qu’au bout d’un moment elle levait les yeux qu’elle posait sur les gens, elle ne les voyait plus de la même façon, je trouve ça très juste. Ça marche aussi pour le cinéma d’ailleurs. A la sortie d’un film qui vous a plu, on a l’impression que le monde n’est plus tout à fait le même. Vous êtes imprégnés de quelque chose et le reste l’est aussi, du coup.
LODLP : “Deviens ce que tu es” : le geste créatif vient des profondeurs, le photographe n’est donc pas que le témoin, objectif, impartial, d’une réalité ?
S. L. : Peut-être qu’on pense savoir ce que l’on fait, mais qu’il y a autre chose qui nous guide dans ces soi-disant choix.
Je crois vraiment que nous photographions avec ce que l’on est, mais surtout ce que l’on est depuis toujours, c’est-à-dire avec notre expérience des choses du réel. Toute notre expérience. Ce qui est vaste et complexe. Ce que l’on a vu, vécu depuis l’enfance va forcément guider nos gestes. C’est très banal de dire ça, mais tout se mêle, les expériences de vie, les rencontres, les évènements marquants, notre culture, notre rapport à notre corps, à celui des autres. Il y a une multitude d’éléments qui amènent notre geste. Je crois qu’on peut tenter de l’appréhender, mais pas le définir précisément.
LODLP : Quels sont les photographes qui t’ont inspiré, qui t’inspirent encore — ou quelles sont tes sources d’inspiration ?
S. L. : J’ai découvert la photographie assez tard et je crois que, pour tout ce que j’ai dit plus haut, nous photographions avec plus que des influences photographiques.
Bien sûr, il y a des photographes qui m’ont marqué, mais je reste persuadée que ce qui nous influence reste très difficile à déterminer. On a peut-être tendance à construire des références de façon consciente (ce qu’on lit, ce qu’on regarde, ce qu’on écoute…) mais j’imagine que ce qui nous influence nous échappe en grande partie.
Le cinéma m’influence encore plus que la photographie. Il y a aussi certaines séries que je trouve fantastiques, et puis la littérature qui a une influence plus sourde à mon avis, qui agit plus en profondeur, sur la longueur.
LODLP : Regarder le monde avec une conscience aiguisée, une attention consciente — moment présent —, c’est de cela dont il s’agit ?
S. L. : Je pense que se sont les sens qu’il faut aiguiser. La conscience pourra peut-être alors s’élargir.
Peut-être que le présent est le temps qui nous échappe le plus. Alors que c’est peut-être le seul qui existe. J’entendais l’autre jour dans une émission à la radio quelqu’un qui disait qu’on restait trop souvent agrippés à une barre fixe et son injonction était la suivante : « Lâchez ça ! Et laissez-vous tomber là où vous êtes, la solution elle est là. » Ça m’a fait beaucoup de bien d’entendre ça. Ça remet un peu en place et ça permet de se détendre (un peu), même si je suis assez d’accord avec Woody Allen quand il dit que tant que les hommes seront mortels, ils ne seront jamais décontractés…
LODLP : Ton travail semble être une approche de l’autre, dans tous ses états, dans son intimité, sa fragilité — et puis parfois une respiration verte. Comment fais-tu pour approcher les gens, pour rentrer dans cette proximité ?
S. L. : Il n’y a pas de recette pour approcher quelqu’un. Cela dépend beaucoup du contexte de la rencontre. Aborder un inconnu par exemple, quelqu’un dont je voudrais faire le portrait, est très difficile pour moi. En revanche, quand je sens une sorte d’accord, comme un « oui » implicite, alors je me sens très bien. Mais en règle générale, je manque beaucoup de possibilités, car je n’arrive pas à approcher les gens comme je le voudrais, je trouve cela très délicat, c’est très frustrant. Cela se passe souvent dans la rue ou les transports en commun. Je vois la personne, je désire la photographier, mais je n’ose pas demander. Récemment, c’est une question qui est très présente et j’y travaille beaucoup. De toute façon, si l’on se rend disponible, notre quotidien se charge de nous amener les situations qui se transformeront, peut-être, en rencontres, et peut-être, en portraits… Je crois que le plus dur, c’est de se rendre disponible aux opportunités qui se présentent et surtout de les saisir à temps.
LODLP : En quoi ton travail te transforme-t-il, te porte-t-il ?
S. L. : Encore une fois, je pense que la photographie me donne des prétextes à vivre plus. A me confronter à des situations auxquelles je n’aurais pas accès sans appareil. Je pense par exemple aux corps que je peux observer. Je pense aussi à certains regards, tout est tellement éphémère, je crois que fixer un instant, quand cela est “réussi”, a quelque chose d’une (petite) victoire sur le temps qui défile.
J’aime beaucoup étudier, lire, regarder des films ou des séries, et je pense que la photographie me permet de me confronter autrement à une autre forme de réalité, peut-être plus incarnée, au sens étymologique du terme. Etre directement dans le réel, dans une vraie présence à l’autre. La littérature, c’est la vraie vie aussi, mais c’est une autre forme de présence. Ce que je désire mettre en place avec la photographie, c’est ma propre expérience du réel.
PROJECTION
Soirée Extra Fort
Sandrine Lopez
Le 26 mars 2015 à 20 h
RECYCLART
Rue des Ursulines, 25
1000 Bruxelles
Belgique