Qu’est-ce que la photographie ? C’est de cette question, simple de prime abord et à laquelle tout un chacun semble avoir une réponse toute trouvée, qu’est parti Thierry Bigaignon pour construire cette exposition collective d’envergure. Une exposition qui réunit pas moins de dix artistes, hommes et femmes de tous horizons, qui par leur pratique et les pièces qu’ils et elles produisent, tordent le cou aux idées préconçues que l’on pourrait avoir de la photographie. Florilège.
L’exposition débute avec du papier photosensible des années 1920, développé par Alison Rossiter, artiste américaine de 69 ans, qui, comme l’écrivait Marc Lenot, « n’utilise pas d’appareil photo, n’utilise pas d’objectif, ne fait pas d’images de paysage ou de portraits, ne considère pas la photographie comme une représentation du monde et ne se soumet pas aux règles de l’appareil photographique ». Et pourtant, il serait mal aisé de considérer son travail comme autre chose que photographique. Le ton est donné ! S’ensuivent de nombreuses pièces, toutes aussi singulières les unes que les autres, qui semblent emmener la photographie là où on ne l’attend pas, la pousser dans ses retranchements.
L’artiste iranienne Morvarid K, dont sont présentées deux pièces issues de deux séries distinctes, semblent désacraliser le tirage et surtout son support papier, si cher à Alison Rossiter, recouvrant presque intégralement parfois ses tirages sous plusieurs kilomètres de petits traits réalisés au stylo, ou en faisant se vêtir d’autres de ses tirages une danseuse japonaise, à même le corps et plusieurs jours durant. Le papier photographique est alors paradoxalement sublimé et l’acte physique du tirage, traditionnellement voué à la chambre noire, y est déporté ou prolongé au-delà des ses murs.
Aleksandra Vajd, artiste slovène, expérimente quant à elle les éléments constitutifs du langage photographique, ses lois et ses variations structurelles. Elle pose la question de savoir jusqu’où il est possible de persister dans un médium qui a été si longtemps lié à l’illusion mimétique et à la construction sémantique qui en découle, qui s’est lentement épuisé et qui s’est de plus en plus égaré dans l’enchaînement maniéré d’images qui, dans une iconosphère saturée, ont rarement quelque chose de nouveau ou de vraiment significatif à dire. Ces images, dénuées d’image justement, renversent nos certitudes les plus profondes sur la photographie !
L’exposition se poursuit avec le travail de Fernando Marante, artiste portugais nouvellement représenté par la galerie Bigaignon et dont le travail est pour la première fois exposé sur ses murs. Fernando explore les effets du temps dans la construction de l’image photographique. Dans sa quête, Fernando tente de révéler visuellement, dans une écriture singulière, quelque chose dont l’existence ne serait que spéculation, de dévoiler la possibilité d’une image qui serait invisible entre deux temps donnés. Par le biais du mouvement, l’artiste utilise le temps comme un outil pour jouer formellement sur la variation, la multiplication et l’addition, la contraction et la distension, l’accumulation et la désagrégation. Il crée des images qui sont des schémas d’intentions, des empreintes visuelles de toutes les décisions prises au cours du processus photographique. Deux de ses pièces sont exposées : alors que l’une étire l’espace-temps de façon abstraite, l’autre redéfinit la couleur en photographie.
S’il peut paraître naturel de lier photographie et technologie, tant ce médium depuis son invention évolue par, et avec, le progrès technique, Lionel Bayol-Thémines, dans sa pratique, questionne l’histoire des images et leur processus de création, et présente ici une photographie à contre-courant de ce fameux progrès technique. Une image de la Terre et de sa Lune, une image on-ne-peut-plus contemporaine, et qui pourtant, au lieu d’utiliser des millions de pixels, s’offre à nous à l’échelle du seul pixel !
Cette richesse curatoriale pourrait perdre le visiteur, bousculé par ces pratiques diverses, mais l’artiste français Vincent Ballard vient alors remettre en place l’essentiel avec un diptyque lucide : deux tirages sur lesquels sont inscrits « Something » et « Light » comme pour rappeler une définition simple de la photographie.
Nous pensions donc être « rassurés », avant de nous retrouver face à face avec l’œuvre de Thomas Paquet intitulée L’Observatoire ! Thomas Paquet, depuis plusieurs années, entreprend en effet un travail d’étude photographique autour de ses caractéristiques fondamentales : la lumière, l’espace et le temps. Il présente ici sa toute dernière pièce qui permet de suivre et d’interpréter, à tout instant, sur un écran créé par l’artiste, la course du Soleil et de la Lune dans notre ciel. Cette sculpture de lumière, œuvre numérique dont une version NFT sera lancée parallèlement sur la plateforme Danae.io, nous donne à voir une image, un dégradé de couleurs géolocalisé qui évolue en temps réel. Elle n’en demeure pas moins une œuvre essentiellement photographique, car il convient d’expliquer que cette pièce unique est le résultat d’une écriture avec la lumière, et pas n’importe quelle lumière, la plus belle d’entre toutes, le Soleil.
Yannig Hedel, artiste représenté par la galerie et connu pour son travail hautement photographique constitué de somptueux tirages dans une échelle infinie de gris, crée l’étonnement en présentant ici un ensemble de volumes, réalisés il y a une trentaine d’années. Des sculptures, oui, mais des sculptures photographiques pourrait-il répliquer, car elles s’inspirent de ses propres photographies et ne sauraient exister sans elles. L’exposition se termine avec deux artistes qui portent la définition de la photographie à son apogée !
Pour Vittoria Gerardi, artiste italienne de la galerie, cette définition ne saurait se résumer à la fixation d’une image, définition communément acceptée depuis Nicephore Niepce. En choisissant de ne pas fixer ses tirages, Vittoria Gerardi se penche en effet sur la nature même de la photographie, la lumière et le temps, et explore la frontière entre les éléments visibles et invisibles qui constituent une photographie.
Enfin, en clôturant l’exposition avec ses colonnes de béton appelées Concrete, et dont l’artiste ne polit que quelques faces, Anne-Camille Allueva travaille sur l’image éphémère, son reflet, et pose une question fondamentale : la photographie existerait-elle si son invention n’avait pas eu lieu ?
Cette exposition, illustration de la ligne de la galerie Bigaignon qu’elle-même qualifie d’art contemporain photosensible, bouscule nos certitudes, interroge et défie tant les visiteurs que la photographie elle-même, et présente une quinzaine d’œuvres du 31 mars au 14 mai 2022.
Perspectives Radicales
du 31 mars au 14 mai 2022
Bigaignon
18 rue du Bourg-Tibourg
75004 Paris
www.bigaignon.com
- vernissage jeudi 31 mars 2022 (18h-21h)