La photographe de Magnum Bieke Depoorter se fait tout d’abord remarquer pour des travaux réalisés à l’occasion d’un voyage de trois mois en Transsibérien à travers la Russie, périple qui a contribué à lui faire décerner le prix Magnum Expression en 2009. Son premier ouvrage, intitulé Ou Menya, est publié deux ans plus tard. Un projet similaire l’amène ensuite aux États-Unis et aboutit à son livre I am about to call it a day, publié en 2014.
Elle se rend en Égypte au début de la révolution de 2011, une situation qui fait évoluer sa pratique vers la photographie documentaire. Prises à l’intérieur de maisons de familles égyptiennes ordinaires, les quarante-quatre planches de l’ouvrage As it may be consignent des moments de la vie de tous les jours : un garçon timide se cache derrière un rideau ; une mère couche ses enfants ; une femme se maquille dans sa chambre ; une adolescente prend la pose ; une femme joue avec ses petits-enfants…
Les couleurs sont vives – parfois même criardes – et vous sautent aux yeux, jaillissant des murs peints, des fauteuils ornés, des tapis richement colorés, des tissus rehaussés de teintes en associations merveilleuses. Les images évoquent diverses humeurs, la mélancolie comme le bonheur, et il semble clair que les individus ont accordé leur confiance à la photographe.
En 2017, Bieke Deeporter revient en Égypte avec son projet de livre, As it may be, invitant ses interlocuteurs à écrire leurs commentaires directement sur les photographies. Ces annotations ont été conservés à la publication et il en résulte un fascinant palimpseste, une véritable conversation qui coordonne le visuel et le verbal, entre les clichés d’instants de la vie quotidienne et les réactions écrites par des égyptiens. Les traductions de l’arabe sont fournies à la fin du livre dans un carnet de soixante pages. En tournant les feuilles de ce très bel ouvrage réalisé par Aperture, on découvre non seulement les images individuelles mais la sensation étrange d’être en train d’écouter aux portes et de surprendre des têtes-à-têtes conflictuels et critiques.
Les remarques griffonnées sont étranges. Généralement très précises, toujours intéressantes, souvent interrogatrices et pleines de curiosité. Par la fenêtre de la cuisine modeste se dessine la silhouette d’une pyramide et soudain, le doute nous assaille – « Je ne peux pas croire qu’il existe des maisons comme celle-ci à côté des pyramides. Parce que les pyramides se trouvent dans une zone chic », écrit quelqu’un au-dessus du cadre de la fenêtre ; « Une photo de la maison d’une personne pauvre, pour faire réfléchir les riches au minimum vital qu’il lui faudrait pour avoir une bonne vie » écrit un autre, ajoutant deux numéros de téléphone pour qui voudrait aider les occupants de la maison.
En voyant l’image d’une femme avec des enfants endormis à ses côtés sous une couverture partagée, quelqu’un s’indigne : « On ne doit pas photographier une femme pendant qu’elle dort, parce qu’un homme pourrait la voir » ; un autre renchérit : « Manger et dormir sont des choses de l’intimité. Il ne faut pas les exposer, mais les cacher » ; quelqu’un d’autre s’oppose à ces remarques : « L’idée ne m’embête pas tant que ça ».
On remarque l’absence des hommes dans ces images, à quelques exceptions près, comme celle d’un mari, vêtu de son abaya et assis dans son séjour. Son épouse se repose par terre, un ventilateur électrique fait circuler l’air, et un enfant reste posté debout dans l’ombre, près d’une porte. Les commentaires varient et passent des louanges (« voici la photo qui a le plus de sens ») à la critique (« cette photo est mauvaise, parce qu’elle montre une femme en train de dormir »), en passant par l’évocation d’une possible discorde conjugale (« quand il y a des conflits entre la mère et le père, cela affecte les enfants »).
Dans un essai écrit pour accompagner le livre, Ruth Vandewalle fournit de précieuses indications sur l’approche de l’artiste, sa façon de gagner la confiance de ses sujets – qui l’hébergeaient parfois – et de solliciter leurs commentaires lors de son retour avec le projet de livre.
L’esprit démocratique de Bieke Depoorter, qui invite les commentaires sans exercer de censure et les incorpore à son travail, rappelle l’un des premiers projets de Susan Meiselas. Inscrite à l’université en 1970, cette dernière avait photographié ses colocataires dans la maison où elle louait une chambre. Puis elle leur avait montré le résultat en leur demandant de réagir, et avait épinglé leurs réponses à côté des photographies. Bieke Depoorter, qui elle aussi ressent le besoin d’aller au-delà du cadre, a poussé la démarche plus loin. Le résultat nous raconte le vécu d’une société conservatrice en pleine mutation et rongée de doutes, tout en transcendant les images journalistiques devenues si familières au cours des années de trouble qui ont suivi 2011.
Sean Sheehan
Sean Sheehan est écrivain spécialiste de la photographie. Il vit et travaille à Sheep’s Head, en Irlande.
Bieke Depoorter, As it may be
Publié par Aperture
60,00 $