Eden : la première image que l’on rencontre est celle d’un homme émergeant d’une marée de bougainvillées. Les feuilles vert vif et les fleurs magenta sont si exubérantes que l’on ne voit de lui que son visage et surtout ses yeux d’azur. Il est seul. Dans l’image suivante, une voie ferrée file dans un paysage peint, de ceux qu’on utilise sur les plateaux de cinéma ou de théâtre. Avec cet homme délicatement serein et les rails à la fois sarcastiques et indéchiffrables, Bernardita Morello lance son fil narratif, une composition faite de désir et de désillusion.
Photographe argentine basée en Espagne, Bernardita Morello a réalisé Eden avec un compact 35 mm, choisi pour sa spontanéité. Elle se trouvait alors en pleine mouvance. Quittant les Pays-Bas, où elle vivait en couple, elle s’installa pour vivre seule en Espagne et commença à réfléchir au concept de paradis, avant de repenser sa vision du monde. C’est ainsi qu’elle parvint à son unique objectif : réaliser toutes les photographies qu’elle voulait, sans doute ni hésitation.
Récompensé par le Fiebre Dummy Book Award et publié à cette occasion, l’ouvrage célèbre une vision du monde envoûtante. Avec assurance, l’artiste associe réalité et imitation : sur une page, un boisseau de fleurs en tissu, tout aussi réalistes que les corolles sauvages aux couleurs fluo d’une autre. Il lui arrive également de superposer les images pour produire des effets qui démontrent à quel point l’esprit peut être induit en erreur, si l’on ne prend pas le temps de vérifier la véracité d’une situation. L’une des œuvres présente un flanc de falaise rocheux à l’horizon découpé, dont on comprend ensuite qu’il s’agit d’un collage d’images similaires. Créant une autre association, l’artiste met à profit le pouvoir de persuasion hors pair de sa discipline pour créer des scènes de désinformation fantasques : une photographie de tranches de pastèque infestées d’abeilles est disposée à côté de celle d’une jambe, piquée d’une morsure d’insecte au centre d’une grosse plaque rouge. Bernardita Morello implique ainsi les abeilles dans un crime qu’elles n’ont peut-être pas commis.
D’un bout à l’autre d’Eden, la maîtrise du montage nous guide à travers des instants apparemment sans lien. Le soin qu’elle apporte à son séquençage révèle le désir inhérent à tout humain de trouver un sens au monde chaotique qui nous entoure. Les photographies au centre du livre illustrent le tumulte non linéaire que nous vivons et se chevauchent comme si elles avaient été imprimées de façon irrégulière sur un globe, puis repliées pour s’insérer dans les pages. En contrepoint de cette immersion, le premier et le dernier tiers activent l’espace blanc de la page. De ce contraste naît une section d’engagement idéaliste encadrée de contemplation décélérée.
Eden ne propose aucune réponse. Au contraire, l’œuvre célèbre les découvertes, malentendus, plaisirs et douleurs de la vie de tous les jours. C’est cela que l’on peut apprécier, lorsque l’on arrête de s’efforcer d’atteindre le paradis.
Amelia Rina
Amelia Rina réside à Brooklyn, New York. Elle est critique, éditrice, écrivain et philosophe.
Bernardita Morello, Eden
Aux éditions Fiebre, 30 €