C’est tellement évident – et cela a été proposé tant de fois – que l’on s’étonne que cette exposition ait lieu pour la première fois. En rapprochant les deux travaux emblématiques de Christer Strömholm et d’Anders Petersen, ceux qui les ont fait connaître alors qu’ils sont leurs premiers développements construits, la Fundacio Foto Colectania de Barcelone fait événement.
Remarquablement accroché, riche de tirages de très grande qualité, dont, pour les deux auteurs un nombre important de vintages somptueux, l’ensemble met parfaitement à profit le lieu pour installer un dialogue qui, au delà de l’histoire qui lia les deux hommes, questionne ce que leur photographie a en commun.
Au rez-de-chaussée le Café Lehmitz d’Anders Petersen se déploie de façon fluide, avec ses personnages – Marlene, entre autres, que l’on retrouve d’image en image, Rose et Lilly, qui se illustrèrent la pochette du Rain Dogs de Tom Waits -, ses ivrognes et ses paumés, ses marins, son flipper, ses marlous, ses petites rixes et, surtout peut-être, sa tendresse qui surgit de gestes esquissés en baisers partagés et de valses alcoolisées en regards humides. Anders Petersen, qui était alors l’étudiant – toujours absent puisque toujours à Hambourg… – de l’école que dirigeait Christer Strömholm à Stockholm, vécut dans ce bar, au vrai sens du terme, durant trois ans, et il ne cessa de photographier. Au Leica, au feeling, en partage, sans jugement, dans un de ces univers clos qui deviendront pour des années ces années d’expérience vitale et photographique et qui l’amèneront à définir sa photographie comme un challenge dont la distance est la mesure : « Pour bien photographier, il faut avoir un pied dedans et un pied dehors. Mon problème, c’est que je finis toujours avec les deux pieds dedans ! ». Dans cet univers marginalisé, dans ce monde que la société ne veut ni regarder ni, surtout, voir, Petersen perçoit à chaque instant l’intensité des sentiments, leur qualité, leur profonde vérité. Ce qu’ il nous la fait partager sans maniérisme aucun, suspendant le temps dans des instantanés où vibrent les gris.
A l’étage, nous accompagnons Christer Strömholm dans la nuit parisienne de Pigalle et de la Place Blanche, avec ses « amies », travestis et transsexuels qu’il accompagne jusqu’au bout de la nuit et dans les hôtels du quartier où il habite comme elles. Portraits, nus, relations, regards directs, jeu d’image, noirs profonds et identité, la vie est là, digne et, là aussi, marginale, dans un univers lui aussi clos pour « ces filles qui ont eu le malheur de naître dans un corps de garçon ». Comme chez Petersen, mais dans une esthétique totalement différente, la tendresse et le respect mutuel sont palpables d’image en image. Là aussi, les personnages structurent le parcours, Nana et Jacky, Nini, toutes les autres, avec leurs robes, leur maquillage, leur identité construite, sur le trottoir ou au bar, dans la chambre.
Si le dialogue est à la fois émouvant – on retrouve chez Petersen des échos directs de l’univers de Strömholm lorsque deux filles s’embrassent ou qu’un travesti malhabile fixe l’objectif – il pose de façon magistrale la question de la relation entre les deux. Pour des raisons biographiques, en raison de leurs histoires personnelles, Petersen et Strömholm ont entretenu une forme de lien père – fils. Après les années d’enseignement, après la complicité et les discussions autour de la photographie, au delà du respect mutuel, ils sont restés, jusqu’à la disparition du maître, les meilleurs amis du monde. Christer Strömholm enseigna a plus de 1200 étudiants. Force est de constater que les plus intéressants de ses élèves, au premier rang desquels Anders Petersen ne partagent avec lui aucun trait esthétique. Que leur a-t-il transmis, alors ? A l’évidence une conception de la vie, des valeurs. Cette façon entière d’être soi-même, de ne jamais juger, de trouver sa juste place et la distance juste, de ne jamais tricher. Cela n’a pas de prix et pourrait bien se nommer, profondément, l’humanisme. Bien différent de celui que pratiquait, autour de l’anecdote visuelle devenue aujourd’hui si séduisante, une photographie française de la même époque.
Tous deux profondément timides, Christer Strömholm et Anders Petersen ont su, en s’immergeant dans des mondes fermés dans lesquels ils surent se faire accepter parce qu’ils y vivaient en permanence capter ce qui en fait la profonde humanité. Une exposition, enfin, rend hommage à cette attitude, à cette approche pour laquelle deux voix, différentes, jouent une partition commune. Et c’est bouleversant, de justesse, de qualité de vie et de regard.
EXPOSITION
La tentacion de existir. Christer Strömholm / Anders Petersen
Du 16 avril au 30 juillet 2015
Fundacio Foto Colectania
Julián Romea 6,
D2
08006 Barcelone
Espagne
Tel: 93 217 16 26
http://www.colectania.es
L’exposition est accompagnée de la publication d’un magnifique petit livre consacré à Place Blanche de Christer Strömholm, coedité avec Editorial RM et vendu 18 € qui est d’ores et déjà un collector.