Le photographe allemand a immortalisé les juifs de Cologne persécutés par les Nazis à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Une exposition au Mémorial de la Shoah à Paris rend hommage à ce travail et dévoile pour la première fois certains visages.
En 1938 il ne fait pas bon d’être juif en Allemagne. Depuis 1933, les membres du parti national-socialiste mettent des bâtons dans les roues des communautés juives du pays et cette année-là, 1938, les juifs sont obligés de faire de nouveaux papiers sur lesquels seront estampillés la lettre J pour « juif » ainsi que l’étoile jaune. Ils devront aussi faire de nouvelles photographies d’identité et c’est ainsi que certains franchiront la porte du studio photo d’August Sander et que ce dernier pourra saisir leurs visages meurtris.
August Sander (1876-1964) est alors un artiste accompli qui, à côté de ses photographies de commande, élabore une œuvre colossale : le portrait de la société dans laquelle il vit et que nous pourrions résumer comme celle de la République de Weimar en Allemagne entre 1918 et 1933. Ce projet, que Sander va nommer « Hommes du XXème siècle », inclut tous les visages de son époque, que ce soit un pâtissier, un chômeur, un industriel, de jeunes paysans ou encore de vieilles dames en deuil.
Fidèle au réel
Indéniablement, Sander possède un talent hors pair pour capter le portrait des gens qu’il côtoie et ajoute toujours à l’expression neutre d’un visage la posture parlante d’un corps. Les gestes figés des personnages qu’il prend en photographie disent beaucoup de l’attitude globale de la personnalité qu’il a en face de lui. On peut deviner le chef pâtissier fier de poser avec sa marmite, le maçon avec ses briques sur le dos ou le pianiste, ses partitions sous le bras. August Sander nous emporte avec grâce dans son époque et réalise si bien les portraits que nous sommes invités à un spectacle fidèle au réel et dans lequel nous sommes les seuls juges.
C’est le sens de cette exposition ici, plus que jamais, au Mémorial de la Shoah. Parmi les 45 portfolios que le photographe fera, il y aura celui des persécuteurs et celui des persécutés. En effet, à la fin des années 1930, August Sander, à qui les autorités ont retiré son livre des ventes en 1936, photographiera pêle-mêle des membres du parti nazi et des juifs qui seront humiliés et agressés par ces derniers.
Ne pas cacher
« Il voulait absolument enregistrer le visage de son époque », explique Gerd Sander, le petit-fils du photographe et il ajoute : « Sander avait comme ambition de montrer toute la société allemande de ce temps-là. C’est pourquoi il a pris en photographie les Nazis au même titre que les Juifs. Il ne jugeait pas dans ses photographies. Il nous laisse le soin de le faire ». Au Mémorial de la Shoah, ainsi, une pièce réunie à la fois les portraits de juifs, prisonniers politiques, travailleurs étrangers et ceux de dignitaires nazis. Placés en face à face, ils sont aussi dans une disposition circulaire que le scénographe a voulu pour donner plus de liberté au regard. Il est par exemple possible d’embrasser d’un seul mouvement l’ensemble des photographies en tournant sur soi-même et d’attraper les yeux d’un colonel de la SS comme d’un père de famille juif qui a été brimé par les Nazis. « C’est ainsi que nous voulions montrer cette œuvre », poursuit Gerd Sander, « dans une unité qui est fidèle à l’esprit d’August Sander. Ne pas cacher un visage de la société allemande de cette époque même si nous savons ce que les Nazis ont fait ensuite ».
Panthéon
De fait, August Sander ajoutera après la guerre la section « Persécutés » à ses Hommes du XXème siècle. Son fils, Erich, fera lui le portrait de prisonniers de guerre qu’il côtoiera dans un camp alors que lui-même est emprisonné depuis 1934 en raison de son appartenance au parti communiste ; portraits que son père ajoutera à son œuvre. La guerre aura par ailleurs, avec son lot de bombes tombées sur le pays, provoqué la disparition d’un grand nombre de négatifs d’August Sander ainsi que son cahier dans lequel il consignait absolument tout et notamment les noms des personnes qu’il a pris en photographie. Pour l’exposition, en partenariat avec le NS-Dokumentationszentrum de Cologne, des chercheurs ont retrouvé les noms et l’histoire des personnes photographiées. Nous apprenons par exemple qu’un tel a été déporté dans tel camp de concentration et qu’il n’en réchappera pas. C’est dans la dernière salle de l’exposition que ces visages de juifs persécutés pendant la Seconde Guerre mondiale avec leurs origines et le récit de leurs vies sont exposés. Des visages qui n’ont jamais été montrés auparavant car August Sander en sélectionnera douze pour son livre et mettra les autres de côté. « Pour nous c’est très important d’exposer ici, au Mémorial de la Shoah et de révéler ces visages au public », affirme Julian Sander, l’arrière-petit-fils du photographe. Il faut dire qu’avec le talent de Sander ces visages portent toute la gravité des événements de l’époque et nous rappellent à tous de quoi ils ont été victimes. Revanche sur l’histoire, nous sommes appelés à être juges devant ces portraits bouleversants et à leur faire une place de choix dans le panthéon des martyrs du XXème siècle.
Jean-Baptiste Gauvin
Jean-Baptiste Gauvin est un journaliste, auteur et metteur en scène qui vit et travaille à Paris.
August Sander : Persécutés / persécuteurs des Hommes du XXe siècle
Du 8 mars au 15 novembre 2018
Mémorial de la Shoah
17 Rue Geoffroy l’Asnier
75004 Paris
France
