À l’occasion d’Art Paris qui se tiendra du 4 au 7 avril au Grand Palais Éphémère, la Galerie XII consacre son stand à Sophie Zénon, qui les a rejoint fin 2023.
Notre correspondante Zoé Isle de Beauchaine a rencontré l’artiste française à son atelier, dont la pratique plurielle mobilise ici plusieurs savoir-faire pour explorer la manière dont une plante peut se faire témoin de l’Histoire.
Vous exposez à Art Paris le dernier volet d’un cycle intitulé Rémanences, avec lequel vous abordez la mémoire des paysages de guerre au prisme du végétal. Comment est venu ce projet ?
Le cycle Remanences commence en 2013, avec un livre d’artiste « Verdun, ses ruines glorieuses », une interprétation plastique des « gueules cassées » réalisée à partir de cartes postales de soldats allemands et français, de gravures et d’extraits de textes du livre La Bataille d’Occident (Actes Sud, 2012) de l’écrivain Éric Vuillard. J’ai choisi plus spécifiquement des passages ayant trait au corps morcelé, fragmenté, au paysage meurtri. Mon livre se termine sur cette phrase empruntée à l’auteur « un champ de bataille est un paysage comme un autre », une ouverture vers la question du paysage de guerre et de sa représentation. Cela m’a ouvert un univers et m’a amenée à m’interroger sur la beauté des forêts de la région Grand-Est, terrains de terribles conflits. Est-il possible de s’autoriser à trouver belles ces forêts malgré toute l’histoire tragique qui s’y est déroulée ? Construire de nouveaux récits avec les morts, instaurer un lien qui nous emmène ailleurs, et en l’occurrence, pour moi, vers le vivant, est un fil rouge de ma démarche. Car bien que la mort soit très présente dans mon travail, la question du vivant est au cœur de mes réflexions : comment vivre l’après, comment vivre avec ? Et comment, par et avec la photographie, en rendre compte ?
Ces questions animent les différents volets de Rémanences, que ce soit Verdun mentionné plus haut, Pour vivre ici réalisé sur un site de la première Guerre mondiale en Alsace ou encore Frondaisons qui regroupe des photographies d’une forêt bretonne ayant accueilli le maquis de Plésidy-Saint Connan en 1944. Qu’en est-il de L’Herbe aux Yeux Bleus ?
Dans les Vosges en 2017 sur le site du Hartmannswillerkof, j’ai découvert le travail du botaniste François Vernier autour des plantes obsidionales, ces plantes propagées par les armées pendant les périodes de conflits. François Vernier a découvert vingt et une plantes introduites de manière fortuite en Lorraine depuis les guerres napoléoniennes jusqu’à la Seconde Guerre mondiale : par les Cosaques, les Russes, les Bavarois, les Allemands, les Américains, mais aussi par des troupes françaises venant dans d’autres régions. Ces graines se trouvaient dans les uniformes des soldats, sous leurs chaussures, elles se sont disséminées et ont investi les paysages de la région. Parmi elles, l’Herbe aux Yeux Bleus (ou Bermudienne des montagnes), une fleur minuscule et délicate fleurissant à une heure précise de la journée, a été introduite par les troupes américaines pendant la première guerre mondiale, contenue dans le foin destiné aux chevaux.
Comment avez-vous abordé l’histoire de ces plantes ?
Ces plantes sont des témoins de témoins, elles ont poussé sur les cendres des morts. Je me suis positionnée en intercesseuse, je me suis mise à leur service, car ce sont elles qui ont une histoire à nous raconter. De là est née l’idée de faire des photogrammes, soit l’empreinte directe des plantes. Je voulais un travail organique, ancré dans la matière. Là où la photographie ne révèle que la surface des choses, le photogramme va rendre compte de la densité d’une tige ou de la concavité d’une feuille. Je voulais également qu’il n’y ait aucun intermédiaire entre la plante et le spectateur. J’ai travaillé avec le tireur Diamantino Quintas pour les grands formats que je connais depuis plus de vingt ans. Nous avons suivi une voie expérimentale, je souhaitais dépasser le rendu d’un photogramme « classique » (uniquement noir et blanc) pour créer des matières, des couleurs, des paysages énigmatiques d’où surgiraient une illusion de fumée, de champ de bataille.
L’exposition montrera également plusieurs livres d’artiste mêlant ces plantes à l’Histoire.
Je me suis inspirée des codes de l’herbier pour imaginer des livres d’artistes réalisés à partir d’archives iconographiques de L’Album de la Guerre (1914-1919), publiées en 1923 par le journal L’Illustration. Pour chaque plante, j’ai conçu un album dans lequel, à la manière d’un palimpseste, j’ai fait dialoguer les plantes avec les archives (Herbarium florum obsidionalium). Pour la Bunias Orientalis par exemple, j’ai marouflé une photographie de cette fleur imprimée sur un papier japonais extrêmement fin sur une archive représentant une scène de bataille, le tout rehaussé de pigments, de cire et de terre.
Outre les plantes obsidionales, votre exposition aborde l’histoire des arbres dits mitraillés.
Ces arbres sont des témoins des grandes batailles de l’Histoire. Ils ont repoussé en gardant la mitraille ou les éclats d’obus en eux. On les reconnaît aux cicatrices visibles sur leur tronc. J’ai réalisé des photographies à l’échelle 1 de ces cicatrices, tirées au charbon pour transcender notre vision première de l’écorce (Stigmates). Dans l’exposition à Art Paris, ils sont mis en regard avec des orotones (tirages photographiques sur plaques de verre et dorure à l’or) donnant à voir l’arbre dans son entièreté, un procédé ancien me permettant de rendre ces arbres précieux et délicats (Duramen). L’ensemble est présenté sous la forme d’une mosaïque mêlant des noirs très profonds aux touches de lumières mordorées. Partant de ces mêmes arbres, j’ai imaginé de délicates et fragiles sculptures de papier, réalisées à partir des estampages de leurs écorces sur du papier chinois habituellement utilisé en calligraphie. Ensuite est venu le modelage, rendu possible par un tissage délicat du papier à des fils de laiton ou de cuivre (Topographie végétale) réalisé avec la complicité de la créatrice textile Charlotte Kaufmann. Je voulais sortir du registre premier de l’écorce pour créer un paysage imaginaire, une peau animale, une enveloppe délicate. Je suis ensuite allée plus loin et, inspirée par un manteau de soldat de 14, j’ai découpé mes estampages et cousu aux petits points un « Manteau de neige » évoquant une présence fantomatique. Tout ce travail s’articule autour des notions de macrocosme et de microcosme : depuis l’arbre en pied, en passant par le détail à l’échelle 1 de la cicatrice, jusqu’à l’empreinte de l’écorce elle-même, une forme d’abstraction qui devient finalement très incarnée.
Diriez-vous que le volet L’Herbe aux Yeux Bleus marque une évolution dans votre pratique ?
À chacun de mes projets, le défi est d’éviter de me répéter et de trouver la forme plastique qui soit la plus en phase avec ce que je veux exprimer. Cela passe par la photographie, par des hybridations, mais aussi par d’autres médiums. Ce dernier volet de Rémanences est une grande toile tissée d’où j’ai tiré de nombreux fils et chaque fil a permis de venir en enrichir un autre. Avec L’Herbe aux Yeux Bleus, c’est la première fois que je vais aussi loin dans l’expérimentation.
Plus d’informations