« Un apparent réalisme nous conduit à travers l’antique ritualité des gestes immuables, où quelque chose d’indéfinissable (…) donne aux choses et objets l’aspect de la pierre : la mort est entrée en scène. L’ensemble est rendu plus séduisant par les photographies en noir et blanc », écrit la célèbre écrivaine italienne Dacia Maraini dans la préface du livre Death in Sicily, d’Armando Rotoletti. Et le livre a donné lieu à une exposition du même titre, qui est maintenant présentée à l’église de San Vincenzo Ferreri à Ragusa Ibla, au cœur du baroque sicilien.
Un lieu idéal pour ces images car leur séquence devient l’histoire d’un « patrimoine « immatériel », une expression de la mémoire historique qui doit être exaltée plutôt qu’enlevée », dit le photographe, ajoutant « Pour comprendre la Sicile et les Siciliens, vous devez penser à son histoire de domination. Sa culture est imprégnée de tragédie grecque et de théâtralité espagnole, de célébrations religieuses et de rites païens, dont les séquelles sont encore visibles. Ici tout est dilaté et exaspéré, viscéral, passionné : festin, nourriture, vie, mort ».
Rotoletti travaille sur la tradition du deuil et de la douleur depuis près de trois ans (à l’époque pré-pandémique), essayant d’en collecter les traces restantes en Sicile et de les fixer dans des images qui sont des documents sociaux et ethnographiques, traitant d’un contexte qui est destiné à disparaître.
Ces images sont le signe d’une iconologie qui s’est jouée, inchangée, depuis des siècles. Et comme dans les romans médiévaux, les photographies, bien que prises dans des moments et des environnements sociaux différents, sont placées dans un cadre narratif les reliant selon l’interprétation donnée, en premier lieu, par l’auteur. Mais elles peuvent aussi être lues d’autres manières, selon les différents points de vue des observateurs : en se concentrant, par exemple, sur des visions intrinsèquement baroques ou, au contraire, sur l’« objectivité » du photo-reportage, ou l’attention portée au représentation « historique » de la mort.
Comme dans l’image de couverture du livre, avec le Circolo di Conversazione de Ragusa Ibla et sa salle des fêtes décorée pour le deuil (les miroirs recouverts de rideaux noirs sont remarquables), rappelant des scènes du Léopard (dans le film tiré du roman historique de Giuseppe Tomasi di Lampedusa réalisé par Luchino Visconti) ou dans la veillée aux couleurs caravagesques. Mais aussi dans la représentation de rites de deuil plus « ordinaires ». De plus, « comme beaucoup de choses dans la vie, la mort en Sicile est vécue plus passionnément et viscéralement qu’ailleurs » de la mort naît une vie nouvelle : « il y a un sentiment de triomphe sur la mort », comme dans le rite de l’Aurore à Pâques, c’est-à-dire concentré dans la rencontre de la Mère et du Fils ressuscité.
Une complexité de facteurs qu’Armando Rotoletti résume dans une considération. « J’ai réalisé que la photographie elle-même est la mort, l’instant cristallisé d’une chose, un geste, une intention qui ne sera plus jamais. Mais c’est aussi la vie éternelle, la mémoire, car elle livre au futur une image qui ne peut plus se perdre. Ce n’est qu’après de nombreuses années que j’ai pu comprendre que la photographie, inconsciemment, me donnait la sensation de fuir la fugacité des personnes et des choses que je capturais, dans une tentative extrême de les éterniser ».
Comme le rappelle Ignazio E. Buttitta, professeur d’université et spécialiste de l’ethnologie et du folklore, dans la préface de Death in Sicily (EBS), « Se souvenir, comme espérer, soulage le fardeau du présent et adoucit son amertume. (…). Le premier novembre, la Toussaint et veille du (…) Jour des Morts, fut pour nous les enfants une journée d’attente impatiente. Car c’était la mort du jour qui allait nous faire entrer dans les festivités. Mon père Antonino (autrefois) (…) s’écriait : « Allez, allons à la Foire ! » Ce n’est pas l’assurance des cadeaux qu’il nous achèterait (…) qui nous faisait frissonner ».
Les enfants savaient bien que les cadeaux des morts arrivaient : jouets et marionnettes en sucre. « C’était plutôt le désir de nous remplir de couleurs, de sons, d’odeurs et de saveurs extraordinaires ; voyager avec notre père dans une autre dimension, le mythe du temps sans âge ».
Paola Sammartano
Death in Sicily . Armando Rotoletti
29 octobre au 21 novembre 2021
Chiesa di San Vincenzo Ferreri
piazza G.B. Hodierna
97100 Ragusa Ibla, Italie