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Arles 2021 : Fondation Manuel Rivera-Ortiz : Agathe Kalfas & Mathias Benguigui : Les Chants de l’Asphodèle

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En 2015, Lesbos est devenue le foyer du plus grand mouvement de population en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, il ne s’agit pas d’un événement inédit dans l’histoire mouvementée de cette île grecque. Depuis l’Antiquité, les vagues migratoires se succèdent sur ce bout de terre à la croisée des mondes, passage entre l’Orient et l’Occident. Située à seulement 12 kilomètres des côtes turques, l’île porte encore les traces de la Grande Catastrophe de 1922. Suite à la défaite de la Grèce contre la jeune République turque de Mustafa Kemal, plus d’un million de Grecs orthodoxes originaires d’Asie mineure sont déportés sur l’autre rive, dont 45 000 débarquent à Lesbos dans le plus grand dénuement. Presqu’un siècle plus tard, ce sont leurs descendants qui viendront porter secours aux réfugiés des temps modernes, à tel point que les habitants de l’île seront nommés au Prix Nobel de la Paix. C’est par ce point de départ qu’Agathe Kalfas et Mathias Benguigui réalisent, entre 2016 et 2020, Les Chants de l’Asphodèle, travail à quatre mains mêlant textes et images, qui s’attache à porter un regard nouveau sur ce territoire ultra-médiatisé. Au gré de leurs séjours, les événements s’enchaînent et les tensions montent : l’attente des réfugiés est interminable, des mois voire des années ; les difficultés économiques et le sentiment d’abandon s’installent dans la population grecque. Les exils d’hier et d’aujourd’hui s’observent mais le dialogue est rompu. Naviguant aux frontières du documentaire et de la fiction, ce travail au long cours invite à une autre lecture des problématiques contemporaines de Lesbos, en faisant dialoguer traces du passé, mythologie et mémoire collective de la migration.

 

MORIA OU LE CHAMP DE L’ASPHODÈLE – texte par Agathe Kalfas

Je ne sais plus depuis combien de temps je marche sans but dans ce paysage de ruines. Des restes de tôles, de matières plastiques fondues et toutes sortes de débris de vies crissent sous mes pas. Des structures métalliques et une porte en bois tiennent encore debout. Des troncs d’arbres calcinés et faméliques se dressent hors de la terre souillée. Sous une bâche marquée du sigle UNHCR, je distingue, enfouies, les briques d’un four à pain recouvertes de suie. Au fond de ma poitrine serrée, mon coeur s’effrite, qui formera bientôt un petit tas de cendres à mes pieds.

Il y a deux mois à peine s’étendait parmi des collines verdoyantes d’oliviers le camp de Moria, étrange tour de Babel faite de bric et de broc, grouillante d’espoirs et de misère. Il a suffi de quelques étincelles au fond d’une cahute pour faire naître l’incendie qui, par je ne sais quelle intervention divine, n’a fait aucune victime parmi les habitants encore endormis. Le gigantesque brasier a tout emporté, anéantissant les maigres possessions des milliers de personnes parquées ici. Jusqu’à vingt mille femmes, hommes, enfants, de plus de soixante-dix nationalités, ont demeuré à Moria des mois, des années, menant une existence sans objet, condamnés à une attente éternelle, comme le sont les âmes au Champ de l’Asphodèle, l’enfer mythologique de ceux qui n’ont commis ni crime ni action vertueuse.

Par-dessus le souffle continu du vent qui dissipe l’odeur acide et carbonée, il me semble encore entendre le brouhaha de la foule qui vaque à ses occupations. Je peux sentir les épices d’une gamelle qui mijote à gros bouillons. Deux femmes bavardent en étendant du linge tandis que d’autres s’affairent à nettoyer une tente et secouent des tapis.Des hommes fument en patientant dans la file du barbier. Dans le ciel, des cerfs-volants bariolés font flotter un air de fête. J’entends un miaulement rauque à mes pieds et soudain la vision s’évanouit. Je ne suis plus seule au royaume des ombres, ce qui semble contenter le chat gris cendré qui se frotte à mon jean en ronronnant. À quelques mètres, je perçois un autre mouvement dans le contre-jour. C’est une jeune femme accroupie, elle fouille le sol à l’aide d’une branche et dépose dans une caisse en plastique des affaires que les flammes ont épargnées. Je m’approche des décombres de ce qui devait être une école en évitant de marcher sur les papiers calcinés, morceaux de stylos, peluches, fragments de tableau… Elle lève la tête et nous nous regardons longtemps sans rien dire. Je décide de m’accroupir à ses côtés et ensemble, tacitement, nous remplissons la caisse de ce qui peut encore servir. Lentement, le soleil d’hiver laisse place à la pénombre. Elle se relève et attrape la corde soigneusement attachée à la caisse, désormais bien pleine. Elle esquisse un dernier geste vers moi avant de prendre la route, traînant derrière elle sa collecte au son d’un raclement qui suit le rythme de ses pas. Elle quitte le royaume des morts, le camp de Moria, hangar des âmes indésirables, bannies aux confins de l’Europe.

Agathe Kalfas

 

Fondation Manuel Rivera-Ortiz

18 Rue de la Calade, 13200 Arles

www.mrofoundation.org

www.rencontres-arles.com

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