Synonyme d’art de voyager depuis 1854, Louis Vuitton continue d’ajouter des titres à sa collection « Fashion Eye ». Chaque livre évoque une ville, une région ou un pays, vu à travers les yeux d’un photographe. Le São Paulo d’Alexandre Furcolin raconte une histoire longue de plusieurs années, celle d’une nuit bigarrée, de jours intimes, d’une ville magnifiée par sa vitalité et ses couleurs secrètes mais explosives.
On ne voyage pas mieux qu’en livre. Je ne connais pas de transport plus agréable, plus régulier, presque immédiat et aussi si peu cher. Il demeure toujours quelques beaux-livres aux prix gonflés, hors de portée comme narquois avec leurs couvertures en taffetas, mais quand bien même ! pour ceux-là, il reste les bouquinistes, les affaires en or ou un ami bienveillant. Le livre est la meilleure monture. La marche ne mène pas loin. Le vélo se change parfois en un souffre-douleur. Et il faut du pèze, du sans-plomb ou des watts pour rouler, wagonner et voler.
Autrefois, oh il n’y a pas si longtemps, je voyais des images projetées sur un mur blanc au rétroprojecteur. C’était le retour des vacances, tout dans une boîte à rythme irrégulier, un cliquetis sec puis un autre. L’image était rare, mais invitait maladroite à prendre la roue des souvenirs. Désormais l’image abonde, l’image sature, mais on ne voyage pas plus. Sans avoir l’esprit ailleurs, le voyage n’advient pas. Il meurt dans un flux, dans une temporalité du constant. Je vois dans tous les flux des moments new-yorkais, des torrents à Yaoundé, des repas uniformes les dimanches matins et mon imaginaire meurt un peu plus.
Un livre ouvre une parenthèse pour soi et d’une page à l’autre survient le bouillonnement. C’est une évidence pour le roman d’aventures, pour la palpitation d’un polar ou la grande fresque d’un roman russe. Pour le livre photographique, on rétorquera oui, mais ce livre-là, cette collection-là, tient par l’image seule, ou presque. Mais adossée à un livre, l’image ouvre et révèle dans un espace-temps précis, à part. Le livre lui offre une dialectique de couleurs et d’impression. L’image bout à bout ne devient plus un instant, mais une banderole d’impressions. L’image devient un récit. Elle n’est pas un parfum, elle n’est aucun amour d’un soir, d’hiver sombre et d’été le petit matin. Elle n’est pas une musique, rien finalement d’une aventure humaine, de la chair éternelle, de la sacro-sainte expérience, de ce qui fait l’humain, et pourtant elle a tout d’une synesthésie à la fois.
São Paulo d’Alexadre Furcolin est de ces livres réussis qu’on ouvre avec appétit, sans n’avoir jamais mis un pied au Brésil. Avant de l’ouvrir, on a son imaginaire nourri des récits de copains. On m’avait dit Rio plus joueuse, plus nocturne et roturière et São Paulo gentrifiée, motrice de l’économie et des apparences au cordeau. Réunie sur une bobine longue de quinze années, la São Paulo de Furcolin n’a pas à rougir. Des mots du photographe, elle est « un organisme multiplicateur en perpétuelle évolution ». Une expression de mathématicien pour dire combien elle transpire et bouillonne derrière ses grandes barres de béton. On la dit grise et verticale, grosse et pleine de travées d’autoroutes. Furcolin la montre par fragments joyeux dans des éclats de couleurs, de chairs dissonantes, de regards facétieux. C’est une ville insaisissable et pour celui qui ne l’a pas vu, l’imaginaire en ressort gros et brûlant, oh oui, bien excité.
Ses photographies s’étalent sur des pages vives, colorées sur des aplats primaires, noyées dans l’acrylique fluo, l’image surnage sur des bouts de pellicule tachetée et d’autres clichés additionnés. Ce pourrait être l’overdose, le trop-plein dans la rétine et tout curieusement cohabite. La page après page explose en petits formats et sur grande double. C’est une fête, une grande nuit et des jours fixes, où le corps abonde sans autre sensualité que sa petite misère, que toute sa simplicité.
Ce procédé rappelle l’ouvrage Painted Nudes de Saul Leiter, et de fil en aiguille, les impressions bigarrées et sensuelles des nabis. Leiter comme Furcolin peignent et photographie en addition, comme l’ivresse ajoute à la danse une forme de légèreté. Furcolin évoque plutôt « Robert Rauschenberg, John Cage, Cy Twombly » et de ce dernier, il tire peut-être ces savoureux griffonnages où la lettre et le signe se voilent mystérieux dans des fœtus sanguinolents et des nuages enfantins. Il est évident que la peinture, le gribouillage et la photographie s’entremêlent et se télescopent en une même vision de São Paulo. Elle forme une fresque, un film, une composition, je ne sais quel mot qui dirait ce temps étiré où la joie pourtant ne faiblit pas.
Le photographe donne la recette : « J’ai décidé de faire correspondre les photos à des croquis, des peintures et des gribouillages, en fonction de leur couleur, de leur forme et de leur sujet, afin de révéler une partie de la logique cachée de São Paulo et de chorégraphier le récit ». Heureux choix qui fonctionne et qui ne s’épuise pas, jamais, non, jamais.
De São Paulo, on n’apprend rien. C’est l’élégance des photographes de quartier qui trompent l’ennui dans la répétition de leurs fascinations. Saul Leiter voyait la beauté au coin de sa rue. Il suffit des copains, des artistes, de la grande vie qui se refuse d’être morne et rythmée. Alors le livre se ferme. L’éphémère m’a sauté au visage avec la furieuse envie de danser.
Alexandre Furcolin – São Paulo
Éditions Louis Vuitton, 2021
23,5 x 30,5 cm, 112 pages
Édité par Patrick Rémy
Édition bilingue en français et anglais
Disponible en ligne
Et le temps de la semaine des Rencontres d’Arles à la librairie :
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du 4 juillet au 26 septembre 2021
du mardi au samedi de 10h à 22h