L’Eglise des frères Prêcheurs est l’un des lieux les plus spectaculaires, les plus habités, les plus séduisants et les plus difficiles de tous ceux qu’occupent les Rencontres. On se souvient aussi bien du choc de sa découverte lorsque Robert Delpire y installa le « Chaos » de Joseph Koudelka que des errements d’Amos Gitai en ce lieu, l’an passé.
Pour une édition 2013 qui liste des noms prestigieux, divers, excitants, on attendait avec impatience ce que le Chilien de New York – et citoyen du monde – Alfredo Jaar allait bien pouvoir faire de cet immense espace datant du XVème siècle, longtemps dégradé mais portant la marque de ses origines dominicaines. On le sait, de telles architectures sont impossibles à combattre. Il faut simplement savoir s’y adapter et les mater pour qu’elles laissent un propos s’exprimer.
Pari amplement réussi au prix, comme on pouvait s’y attendre, de la rigueur conceptuelle et de la précision conceptuelle de celui qui a su, depuis ses débuts, questionner l’image no dans ses esthétiques mais dans ses usages et, au travers d’eux, construire un discours politique, au meilleur sens du terme, limpide et engagé.
L’exposition, qui reprend des pièces importantes, voire historiques, de différentes périodes, n’est en rien une rétrospective. Elle se présente comme un dispositif dans l’espace articulant des moments, poursuivant des réflexions, assénant, sans juger mais en constatant d’une façon d’autant plus désolée qu’elle se présente sans pathos, comment l’image, dans son usage par les média, est un outil au service des pouvoir, de tous les pouvoirs. A ceux qui se demandent comment le document devient art, à ceux qui s’interrogent sur le sens de l’archive et de la mémoire, Jaar rappelle qu’il faut d’abord mettre les choses au point. Que les faits sont les faits et qu’il faut choisir son camp, entre, finalement, romantisme et véritable engagement. Lui, à l’évidence, a choisi.
Lorsque vous entrez, vous êtes dans le noir. Lorsque vous pénétrez dans l’espace d’exposition, vous êtes d’abord agressé, ébloui, presque aveuglé par un mur de néons blancs, verticaux, serrés, qui constituent la paroi d’un édifice en acier inox que vous devez contourner. Vous trouvez alors une entrée, contrôlée par un système en croix de feu rouge et vert et par un gardien. Interdiction d’entrer lorsque le signal est au rouge, évidemment. « Je voulais en finir avec ces installations d’art contemporain devant lesquelles on passe et que l’on ne voit plus, que l’on fait semblant de consommer et dont on parlera ».A l’intérieur de ce que l’artiste nomme un « théâtre pour les images », trois bancs en bois sur lesquels vous pourrez vous asseoir – le confort minimum du spectateur, on l’oublie trop souvent dans les présentations de vidéo est essentiel à la réception du message – huit minutes de projection pour nous conter, en détail, l’histoire d’une image. Sans rien cacher, comme une enquête. Il s’agit de l’image qui provoqua tant de polémiques non pertinentes laprès que The New York Times l’ait publiée le 26 mars 1993, d’une fillette affamée, au Soudan, guettée par un vautour. Plutôt que de s’émouvoir comme le firent tant de bonnes âmes qui s’inquiétaient de savoir ce qu’était devenue l’enfant – on ne le sait pas – et qui jetaient l’opprobre sur un photographe de presse – qui aurait dû ne pas prendre la photo mais prendre soin de la petite – Alfredo Jaar remonte aux origines, à la naissance du photographe le 13 septembre 1960 à Johannesburgh jusqu’à son suicide, en grande déprime, le 27 juillet 1994 dans sa ville natale. Entre temps, il avait reçu le Prix Pullitzer 1994. Cette historie, méticuleusement narrée, est présentée sous forme de texte qui défile sur l’écran – en version française, puis en anglais – et l’on ne voit l’image incriminée que durant quelques secondes, avant qu’un coup de flash puissant vienne aveugler votre rétine.
Dès le cœur du dispositif, dès « The sound of silence », les enjeux sont posés. Clairs. Jusqu’à rappeler que ce cliché fait partie du fonds de Corbis, propriété de Bill Gates, que l’on retrouvera dans d’autres étapes du parcours aux analyses aussi justes que dévastatrices.
On l’aura compris, et il n’est pas nécessaire de décrire l’ensemble de l’exposition, le propos radical est celui de l’intellectuel engagé. De l’artiste qui ne veut rien laisser passer des illusions de la communication. Les autres aspects de l’œuvre de Jaar, aussi bien sa réflexion sur la mémoire et la notion de monument que ses interventions ou actions dans l’espace public le prouvent amplement.
A Arles, les morceaux de bravoure sur le Rwanda – au cœur d’années de travail et d’alerte – sont bien là, avec le million de diapositives accumulées – un million de fois la même, à regarder avec un compte-fil – et présentée par le texte concis et dense à la typographie exigeant un effort pour la lecture de « The silence of Nduwayezu », que l’affligeante déclinaison des couvertures de Newsweek qui attendit le 1er août 1994, 17 semaines après le début du génocide et alors que plus d’un million de victimes étaient attestées pour consacrer sa « Une » à ce désastre. Au dessous des images, la recension factuelle, froide, de l’évolution de la situation rend insupportable la futilité de l’hebdomadaire qui, même lorsqu’il prend enfin la décision de titrer sur le Rwanda ne peut s’empêcher d’ajouter un bandeau rappelant O.J. Simpson, qui avait fait la « une » de trois numéros précédents. Et si, pour un « monument », les images restent encore dans leurs boites d’archive portant en blanc sur noir la légende détaillée de la photographie qu’elles conservent, c’est qu’il est difficile, impossible peut-être, de voir encore.
Car là est la question : que voit-on ? Que montre-t-on ? Sur les 25 000 couvertures de l’hebdomadaire Life qui forgea la conscience et la culture de masse aux Etats-Unis et que l’on présente si souvent avec nostalgie comme la référence de « l’âge d’or du photojournalisme », 5 furent consacrées à l’Afrique : des animaux, évidemment… Quant à Time, dans une pièce réalisée en 2006, les neuf couvertures les plus récentes traitant du continent africain se répartissent ainsi : 3 pour les animaux, 3 pour la famine, 3 aussi pour les maladies avec le Sida en exergue.
On pourrait considérer comme plus autobiographique – dans la mesure aussi où elle explique els origines de cet engagement qui reste toujours aussi calme et déterminé chez le poursuiveur d’archives – la partie qui renvoie au Chili. Avec, tout d’abord, une série très simple et à la fois bouleversante d’efficacité et d’émotion qui relit les images de 1973, au moment du coup d’état sanglant d’Augusto Pinochet. Fuyant le Chili de la dictature le jeune homme arrive à New York et c’est dans des journaux français – il est francophone et francophile – qu’il découvre les images des arrestations, du stade, des obsèques de Pabo Nerruda. Il se contente d’agrandir les visages tramés qui deviennent « Faces », des portraits de douleur, des expressions bouleversées. De là, c’est tout naturellement qu’Alfredo Jaar s’attaque à Kissinger, en le traquant dans les images publiées en 1983 et 1984 dans l’autobiographie de celui qui intervint partout en Amérique Latine et ailleurs dans le monde, grand manipulateur et spécialiste des mauvais coups. « Searching for K » entoure de rouge sa cible sur les clichés grisés présentés sous vitrine : il a décidé d’ « être artiste plutôt que terroriste ». Sur le mur qui fait face les couvertures de Time font alterner Pinochet et Kissinger entre 1969 et 1973. Au dessous, une photographie en noir blanc, Kissinger serrant la main de Pinochet. Un document qui ne figure dans aucun des deux tomes de l’autobiographie. La messe est dite.
Cet accablement de l’usage des images, de leur manipulation d’usage et des hiérarchies de l’information se poursuit dans le simple décryptage de la seule image officielle diffusée à l’occasion de mort de Ben Ladden : la mise en scène par Pete Souza de la tension, de l’attente d’un Obama sans cravate et d’une Hillary Clinton jouant son rôle à merveille. On ne voit rien de ce qu’ils regardent ou voient, on ne le verra jamais. Circulez, rien à voir.
Pour contrebalancer tout cela, dans une petite chapelle, Alfredo Jaar a décidé de braquer une petite armée de projecteurs sur de tout petits portraits de femmes admirables dont on ne parle pas assez : Graça Machel, l’épouse de Nelson Mandela, Ella Bhat, l’Indienne qui inventa un autre système bancaire au service des femmes et des pauvres, Aung San Suu Ky, l’icône de la résistance birmane. Si nous pensons à elles, si nous les regardons, tout espoir n’est pas perdu.
Car ce qui est en jeu c’est tout simplement notre aveuglement. C’est ce que dit le « Lament of the images » qui, après avoir cité trois exemples de situations de non voir, d’escamotage, de disparition – dont celui de l’enfouissement, sous prétexte de conservation, des millions d’images possédées par Bill Gates via son agence Corbis – des photographies nous mène vers un immense écran blanc, définitivement blanc. Encastré dans le cadre architectural en pierre blonde, cet écran radicalement contemporain atteint une forme d’émotion qui dépasse le caractère didactique de la pièce. Grande émotion.
Il y a là une réussite implacable, sans aucun décoratif, sans aucune complaisance. Au risque de ce qui est recherché, la manifestation de l’éblouissement, lorsqu’il signifie le contraire des paillettes, la mise en évidence du risque de cécité.
Christian Caujolle
Né en 1956 à Santiago du Chili. Vit et travaille à New York. Alfredo Jaar est artiste, architecte et réalisateur. Il a participé à la Documenta, à la biennale de São Paulo et à celle de Venise où il représente le Chili cette année. Ses expositions majeures ont notamment eu lieu au New Museum of Contemporary Art de New York, à la Whitechapel Gallery de Londres et il a fait l’objet d’une récente rétrospective à Berlin.
Il réalisé plus de soixante projets publics dans le monde, parmi lesquels The Geometry of Conscience, un mémorial permanent commandé par le musée de la Mémoire et des droits de l’homme de Santiago. Il a notamment remporté les bourses Guggenheim et MacArthur ainsi que le Premio Extremadura a la Creación espagnol.
EXPOSITION
Alfredo Jaar – La Politique des Images
Du lundi 1er juillet au dimanche 25 août 2013
Église des Frères-Prêcheurs
13200 Arles
10h – 19h30
8 €
Exposition coproduite par les Rencontres d’Arles et Marseille-Provence 2013, organisée en collaboration avec le Studio Alfredo Jaar, la Galerie Kamel Mennour, Paris, la Galerie Oliva Arauna, Madrid, la Galerie Thomas Schulte, Berlin et le Louisiana Museum of Modern Art, Humlebæk, Danemark.