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Animer les morts : le portrait photographique funéraire chez les Éwé

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Dans la plupart des sociétés de la région côtière située entre le Ghana et le Nigeria, les funérailles représentent un des événements les plus importants de la vie sociale. Elles répondent à la nécessité de rendre hommage aux défunts, sur le point de rejoindre les ancêtres, défunts qu’il faut accompagner, respecter et craindre, dans un dialogue constant. Il en va ainsi en particulier chez les Éwé, habitant parmi d’autres populations le Ghana, le Togo et le Bénin. Une partie non négligeable des rites funéraires est marquée, depuis les années 1960, par l’omniprésence de la photographie. Plus que de simples photos-souvenirs, les portraits photographiques de défunts semblent constituer par leurs propriétés indicielles mais aussi iconiques, le médium grâce auquel le mort demeure vivant et par lequel la vie des morts et celle des vivants restent éternellement liées, sans discontinuité, de génération en génération. De toute évidence, l’usage de la photographie a démocratisé le recours au portrait funéraire. En effet, si les effigies accompagnant les défunts ou les statues installées sur les tombeaux et chapelles funéraires étaient, à l’origine, l’apanage de familles aisées inhumant des dignitaires, notables et chefs, les portraits photographiques, plus accessibles et non moins prestigieux, ont permis à un plus grand nombre de célébrer et d’accompagner dignement leurs morts. Leur popularité est telle que des quantités de portraits photographiques funéraires éwé sont diffusées aujourd’hui non seulement par les pages nécrologiques des télévisons togolaises et ghanéennes, mais aussi par celles de réseaux sociaux tels que Facebook.

Le portrait d’origine, réalisé du vivant du défunt et constituant le modèle du portrait funéraire, est soigneusement choisi par la famille, nettoyé, souvent retiré d’après le négatif s’il existe encore, ou reproduit par copie photographique, agrandi selon les moyens et les besoins futurs. Lorsqu’il ne convient pas, qu’il est jugé abîmé, ancien ou trop flou, des modifications plus importantes sont engagées. Ferdinand Atayi Brown (né en 1974), vivant à Grand Popo au Bénin, mais dont l’activité se déroule essentiellement avec des clients éwé dans la ville de Lomé très proche, explique le déroulement du processus en commentant ses photographies : « La famille m’apporte la photo de l’Ancien : un portrait isolé ou en groupe ou bien c’est juste une photo d’identité. J’isole la silhouette, je découpe le visage avec des ciseaux ou mieux sur un ordinateur à Lomé. Son visage est monté sur le corps d’un autre et avec les vêtements d’un autre ; je peux changer le décor du fond ; je passe le noir et blanc en couleur quand la photo est trop vieille. Tout doit être fait pour embellir le portrait du défunt qui partira majestueusement en procession, ou qu’on verra plus simplement sur des petites cartes de visite souvenirs distribuées par la famille pendant les funérailles. »

Michel Hounkanrin (né en 1954), plus proche quant à lui des Yoruba, l’un des rares photographes de la région côtière possédant depuis une dizaine d’années des appareils numériques et des ordinateurs dans son vaste studio de Cotonou, propose le même type de portrait funéraire où seul le visage appartient au défunt, alors que le corps, le vêtement et le décor sont entièrement reconstitués avec Photoshop. Ce portrait destiné originellement aux funérailles semble connaître un assez grand succès depuis les années 2000 auprès d’une clientèle aisée, quand il est tiré en format affiche, comme portrait d’apparat, plaqué dans un caisson lumineux sur roulettes afin d’être présenté et déplacé dans un appartement privé. Dans son propre laboratoire argentique ou dans les nouveaux laboratoires couleur coréens installés depuis une décennie dans les pays côtiers, Caderi Koda dit Labara transforme le portrait originel pour créer le portrait officiel encadré qui trônera sur l’autel domestique familial, mais aussi le faire-part et l’image destinée aux rubriques nécrologiques quotidiennes et très populaires de la presse et de la télévision.

Un moment intense des funérailles est la présentation du ou des portraits funéraires agrandis et encadrés, aux parents, amis, familles alliées, musiciens et à un plus large public lors de la procession dans un quartier de la ville, ou dans le village. Il est ensuite exposé dans la cour d’une concession sous un apatam, un dais constitué de pagnes. Lors de l’exposition du corps ou de la veillée funèbre, une autre photographie du mort est mise en scène : le corps du défunt entouré de ses proches offre un portrait de la famille posant pour la dernière fois aux côtés de son mort. De plus, un usage veut que le portrait funéraire et le corps du défunt soient photographiés ensemble. L’image produite, familière pour les proches mais surprenante pour des observateurs étrangers à leur culture, est celle du mort – un cadavre – accompagné de son portrait funéraire – un vivant. Enfin, le portrait funéraire initial (celui présenté aux parents puis lors de la veillée) tiré au format affiche sera exposé ultérieurement sur le bord des routes, plus spécifiquement chez les Anlo-Éwé de la région de la Volta au Ghana, annonçant des anniversaires de décès et des commémorations, mais surtout exhibé comme une « célébration de la vie », ainsi que nous l’indiquent de nombreux posters anglophones.

C. Angelo Micheli

C. Angelo Micheli est historien des Arts africains. Ce texte est paru dans le numéro 1 de la revue Transbordeur.

 

Transbordeur – Photographie, histoire, société
Numéro 1 – Dossier « Musées de photographies documentaires »
Dirigé par Estelle Sohier, Olivier Lugon et Anne Lacoste
Publié par Editions Macula
236 pages
29.00 €

http://editionsmacula.com/livre/121.html

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