Synonyme d’art de voyager depuis 1854, Louis Vuitton continue d’ajouter des titres à sa collection Fashion Eye. Chaque livre évoque une ville, une région ou un pays, vu à travers les yeux d’un photographe de mode.
Cet automne, Les Éditions Louis Vuitton publient deux nouveaux joyaux. Le premier d’entre eux, Japan, du baron et homme de mondanité Adolphe de Meyer, ouvre un chapitre méconnu de son œuvre photographique. Découvert à l’occasion d’un voyage avec sa femme Olga Caracciolo, cette série façonne une représentation romantique du Japon : un pays fantasmé, perpétué dans ses paysages, ses traditions et ses scènes bucoliques.
Les photographies du Japon d’Adolphe de Meyer sont longtemps restées méconnues. Le Baron les conserva jusqu’à sa mort. La maison Sotheby’s dévoila cet ensemble lors de la vente de sa collection, le 20 octobre 1980. Volontairement et partiellement détruite pendant sa vie, son œuvre demeure fameuse pour sa photographie de mode, prise en studio, où ses modèles — comtesses, aristocrates et artistes — aux toilettes arborées et fines posent de front, lascives, dans des mises en scène jouant d’un imaginaire aux accents symbolistes. Conservée en grande partie au Metropolitan Museum (New York), la série japonaise reste encore étrangère à nos yeux. Elle est cette partie infime de son œuvre, noyée dans un ensemble plus vaste de souvenirs de voyage (Venise, la Turquie, la Grèce…).
À l’exception de sa femme, la présence humaine demeure rare dans cette série. Les photographies dévoilent principalement des paysages dépeuplés et montrent les fascinations touristiques du Baron : les chutes de Nunobiki, les villes de Kamakura, Kyoto et Nara, les temples de Kinkaju-ki et Kiyomizu-dera. La déambulation du baron va de jardins en parcs, de forêts en temples grandiloquents ; les côtes filandreuses prolongent le silence des paysages. Arches, cerisiers en fleurs, nénuphars et ponts viennent clore un tableau vite perçu de nos jours comme folklorique, et qui toutefois résiste à la moquerie ou au dédain par la beauté des paysages et par sa vision d’ensemble.
La curiosité du Baron pour le Japon semble sincère, son parcours retracé sur une carte atteste de sa volonté : saisir l’immensité du pays. Fasciné, De Meyer enregistre tous les symboles de ses traditions de sa culture religieuse. Il est de ces voyageurs éclairés, le voyage au Japon restant début du XIXe siècle l’apanage d’une certaine richesse économique et culturelle. Considérant sa vie passionnée, pleinement mondaine, partagée entre plusieurs continents, ce voyage peut sembler a posteriori être une retraite personnelle ; ses fascinations esthétiques allant de sa femme — amie et confidente — aux éclats architecturaux d’un Japon traditionnel. Sa photographie s’emplit d’ailleurs des symboles de la culture nippone, mais plutôt que de jouer en musique avec le symbolique, comme sa série Prélude à l’après-midi d’un faune ; plutôt que de friser avec le rêve, le fantastique ou l’hallucination, il laisse paraître le simple « état des choses ».
Ce Japon-là ne vit pas, il repose sur une perception « hors du temps » (Camille Mona Paysant). La ville n’est d’ailleurs jamais montrée, alors même que Kyoto figurait au début du XXe siècle comme une ville urbanisée, encore peu pervertie par les échanges mercantiles, mais simplement vivace comme grouillante. La société japonaise est volontairement mise de côté, si ce n’est dans ses accomplissements architecturaux, dans ses cérémonies et son fait religieux. Les photographies se résument à une succession de balades, ponctuées de prises de vues immobiles. Une itinérance du paisible. Cette vision n’est pas nécessairement occidentale. Ici, aucun procès contre un orientalisme supposé, mais plutôt la volonté de souligner combien la fascination légitime des artistes de la fin du XIXe siècle pour la richesse du Japon a accouché d’une esthétique commune.
Cette esthétique normée dessine un pays figé dans sa ruralité, dans des paysages mémoriels. Ce Japon se perpétue dans une « atmosphère ouatée et vaporeuse », des mots de l’excellent essai de Camille Mona Paysant en fin de livre. Si les photographies de Meyer ne furent pas connues à l’époque, restant dans le cercle de l’intime, elles se sont nourries de la vision d’un pays éternel, initiée par la diffusion commerciale des estampes japonaises au XIXe siècle, magnifiées par les récits de voyage au Japon (Ernest Mason Satow, Henry T. Finck, Herman Hess) et parachevées par les expositions universelles.
Fine connaisseuse de l’œuvre du Baron, Camille Mona Paysant montre combien cette esthétique du Japon éternel était en phase avec les studios japonais de photographie de cette époque, tel celui de Kusakabe Kimbei (certes plus centré sur la figure humaine). Cette esthétique forge finalement un romantisme à la japonaise, partagé autant par les Japonais cherchant à sublimer leur pays par sa nature et sa culture que par les artistes occidentaux, louant le nouvel éclat d’une culture méconnue. De Meyer nourrit cette fascination. Ainsi les mots d’Henry T. Finck peuvent résonner avec les images du Baron : « Ce qu’ils peuvent nous offrir est, dans l’ensemble, d’un ordre plus grand et noble que ce que nous pouvons leur offrir »(1)
Japan des Éditions Vuitton joue habilement avec la fascination du Baron. Le livre restitue la vision autant que les tâtonnements techniques du Baron, contribuant à forger son style. Celui-ci utilisait des procédés déjà usités (tirages au charbon, papier albuminé). L’ouvrage souligne le goût méconnu de De Meyer pour une photographie amoureuse, probablement inconsciente, et semblant aujourd’hui très légèrement stéréotypée. Cette photographe dessine en creux un Japon ; la contrée du silence. Celle-ci encore participe d’une vision esthétique collective, construisant image par image, l’imaginaire d’un mythe.
Arthur Dayras
(1) Henry T. Finck, « what they can offer us is, on the whole, of a higher and nobler order than what we can offer them », dans : Lotus-Time in Japan, New York, Charles Scribner’s Sons, 1895, p. 332-333 (version anglaise, traduction de l’auteur).