C’était il y a longtemps, au début des années quatre-vingt, quand j’avais la responsabilité de la photographie à Libération. Nous étions un journal pauvre dont l’audience n’avait rien à voir avec la réalité économique. Nous étions également un quotidien où l’on adorait les photographes et la photographie – ils nous le rendaient bien – et nous défendions une politique d’images dont nous savions à peine qu’elle ne ressemblait à nulle autre.
Peu d’argent, donc une impossibilité absolue d’envoyer des photographes à l’étranger. Dépendants des agences nous avions un abonnement à l’AFP – d’exécrable qualité à l’époque et dont essayons de tirer le meilleur en recadrant les photos – et un contrat avec Gamma dont, malheureusement, ce qui nous intéressait le plus était bloqué, par Paris Match entre autres, pour notre plus grande frustration. Sygma nous était inaccessible, tant en raison des prétentions financière en général que de la vent systématique aux « gros ». Restait Sipa, difficile à cerner tant il représentait de photographes et de sources mais dont le vendeur, que nous adorions pour sa faconde, ne passait que de temps en temps, une fois par mois en général, avec des sujets qu’il n’avait réussi à caser nulle part ailleurs. Nous ne faisions de fait aucun chiffre d’affaire avec Sipa, mais le vendeur négociait parfois, à défaut d’images, des jeans, plus tard des répondeurs téléphoniques, qui constituaient pour lui un complément de revenus et pour certains d’entre nous une aubaine au marché noir.
Un jour, je pris un café avec Göksin, pour discuter, pour voir si quelque chose serait possible. Il fut très vite évident que nous ne pourrions assurer un minimum qui fit sens, de façon contractuelle. Mais il promit, ce qu’il fit, de nous alerter lorsqu’il voyait des sujets susceptibles de nous intéresser. Puis nous avons parlé de photographie, de nos métiers, de ce que j’avais envie de faire avec Libération. Discussion enjouée et enlevée, amusante. Göksin aimait les anecdotes sur les journaux dont il récupérait la production aussi bien dans sa Turquie natale qu’au fin fond du Mexique. Une anecdote me revient à ce sujet. En 1982, lorsque je partis m’installer pour un an à Mexico, je lui demandai quelques contacts. Il le fit volontiers et me recommanda entre autres auprès d’un monsieur qui le fournissait en documents d’actualité. Lorsque je rencontrai cette personne, qui me fut fort utile au niveau professionnel, il me demanda si je pouvais intervenir auprès de Göksin : il aurait bien aimé être payé. Je n’en ai jamais reparlé avec Göksin dont chacun s’accorde à dire, avec une énorme indulgence, que la tenue des comptes ne fut pas sa préoccupation essentielle. Mais lorsque nous nous sommes séparés, après notre première longue discussion, il m’a dit, avec une certaine solennité : « Au fond, nous ne sommes pas tellement différents, nous aimons les photographes. Mais vous êtes davantage intéressé par les artistes et moi par les journalistes ». Comme je lui répondais que ce n’était pas incompatible, il me répondit simplement « pas toujours».
Je n’aurais alors jamais osé le tutoyer et c’est évidemment lui qui prit l’initiative, un jour, je ne sais quand et ce devint la règle. Il faut dire que j’ai toujours été impressionné par cette élégance naturelle – accentuée par ses fameux costumes à la coupe impeccable – de l’ancien champion de basket devant lequel je devais toujours lever la tête. Je n’ai pourtant jamais éprouvé face à lui ce sentiment, que j’ai connu avec des individus bien plus petits, d’être regardé de haut. Question de classe, évidemment, chez celui qui, toujours plus beau au fur et à mesure que blanchissait sa crinière, restait un indéniable séducteur. Un de ces séducteurs qui le sont naturellement, sans effort, comme ils respirent. Vrais ou faux, les bruits les plus insensés courraient à son propos et nous avions longtemps gaussé sur le fait qu’il aurait loué une Rolls pour aller chercher à Roissy la picture editor d’un important hebdomadaire américain qu’il aurait ensuite traitée chez Maxim’s. Cela pouvait s’accorder à un personnage auquel on prêtait beaucoup, avec tendresse.
Le plus impressionnant reste la pépinière de photographes qu’a été, sous sa houlette confiante, l’agence Sipa. On ne compte plus les noms de ceux dont il a mis le pied à l’étrier, avec un mélange de réalisme et de paternalisme, de goût pour le jeu et de plaisir pour la réussite. Comme pour les scoops qu’il ne réalisait plus lui-même et qui avaient été sa fierté, le succès de ses poulains étaient une nourriture délectable. Celle du jouisseur qu’il était avec raffinement. Parmi ces signatures, il en est une sur laquelle il vaut la peine de s’attarder car elle dit certainement mieux que d’autres ce que Göksin a traversé, autant que ce qu’il a enduré et ce à côté de quoi il est peut-être passé. C’est celle de Luc Delahaye. Lorsque Göksin parie sur le tout jeune homme, il le fait comme pour d’autre. En papa Sipa. Puis il voit – car il voyait parfaitement – qu’il a eu raison, que le garçon est brillant, très brillant. Au point que, comme d’autres – trop d’autres sans doute –Luc Delaye, dont la signature s’est imposée dans les plus grands supports de presse, partira pour l’agence Magnum. Tout directeur d’agence a connu cela, et la souffrance, ou pour le moins le sentiment d’ingratitude que cela génère en même temps que la volonté, par pure dignité, de n’en rien laisser paraître. Je pense cependant que, pour Göksin peut être davantage que pour d’autres professionnels du reportage, le déchirement advint le jour où Luc Delaye annonça : « Je ne suis plus un journaliste, je suis un artiste ». Il ne s’agissait plus de petite trahison, mais certainement d’un écroulement d’un système, de fonctionnements, de marchés qui avaient fondé une vie qui était inséparable d’un métier.
Je n’ai jamais osé parler de cela avec Göksin. Il y a un mois, la dernière fois où nous nous sommes vus, nous avons simplement évoqué le devenir de Sipa, qu’il avait si douloureusement dû abandonner. Il a juste dit : « C’est foutu. C’était une autre époque ».
Christian Caujolle