L’hiver dernier, le Bal à Paris présentait l’exposition A Handful of Dust. Une version plus modeste est désormais montrée au département de photographie du Pratt Institute. Elle n’en est pas qu’une copie allégée ; elle est d’une incroyable densité et d’une grande cohérence. L’exposition a été imaginée par le commissaire et essayiste David Campany, qui est parti de deux intuitions principales : d’abord une fascination pour la célèbre photographie « Élevage de poussière » de Man Ray et Marcel Duchamp et ensuite une obsession pour le vers de T. S. Eliot dans The Waste Land (La Terre vaine) : « I will show you fear in a handful of dust » (« Je te montrerai la peur dans une poignée de poussière »). La photo est imprimée pour la première fois dans une revue, en 1922 et le poème d’Eliot est publié la même année. La coïncidence était trop belle pour David Campany.
Les images sélectionnées s’inscrivent dans cette esthétique de la poussière, de la trace et du résidu. David Campany retrace, principalement à partir de l’image de Man Ray et Marchel Duchamp, une sorte de contre-histoire (le mot est à la mode) de la photographie au XXe siècle, une histoire de la poussière par l’image. Le geste est subtil parce qu’il ne s’intéresse pas à la photographie comme récit historique, il dévoile plutôt l’Histoire par la photographie. A partir de cette poussière qui, pour T. S. Eliot, symbolisait les débris de la guerre et de la destruction, l’exposition retrace une Histoire mythique et métaphorique du XXe siècle : les grandes guerres, le désastre écologique du Dust Bowl dans les années 1930, Hiroshima, la guerre du Golfe et les attentats du 11 septembre 2001. La poussière est ce qui s’accumule quand il y a une catastrophe, elle est la marque du temps qui passe. Elle est autant photogénique qu’elle est gênante sur un négatif ou un tirage.
De ce fil chronologique, David Campany déploie aussi l’intuition première qui l’a porté vers cette photographie, parce qu’elle est fondamentalement ambiguë : elle a porté différents titres, elle a été composée à quatre mains, on se demande si c’est un document ou si c’est une blague, si c’est un paysage ou une prise de vue en studio, si c’est un plan rapproché ou une vue d’avion. L’exposition A Handful of Dust rejoue cette ambivalence et cette modernité. Elle se déploie entre différents registres (l’espièglerie d’Ed Ruscha comparée à l’image de Jeff Mermelstein prise à Ground Zero juste après l’attentat du 11 septembre), entre différentes échelles (la vue depuis le ciel de Sophie Ristelhueber mise en perspective par les images de détails d’un tableau de peinture de Gerhard Richter) et elle n’hésite pas à rapprocher grands noms de la photographie et anonymes, tirages d’exposition et images imprimées en série.
L’exposition n’est pas un assemblage capricieux, elle est extrêmement maitrisée et tendue. Ce qu’on apprécie sans doute le plus dans A Handful of Dust, c’est la méthode de travail du commissaire. David Campany ne mime ni la scientificité des expositions historiques, ni la gratuité du jeu d’associations propres à la collection. Sa manière de concevoir l’exposition se situe entre les deux et rappelle le travail de l’artiste : partir d’une intuition, la déployer dans toute son étendue, assumer l’arbitraire, chercher une forme de nécessité et laisser les choses chanter ensemble jusqu’à ce qu’on puisse s’exclamer : « C’est bon ! » David Campany a imaginé cette exposition avec sérieux, c’est documenté et érudit, mais il l’a composée comme on écrit un poème : par métaphores, glissements, analogies. On sort des deux petites pièces du Pratt Institute avec un sentiment de satisfaction enthousiaste. Les yeux et l’esprit se sont régalés.
Hugo Fortin
A Handful Of Dust
Du 14 septembre au 2 décembre 2016
Pratt Institute – Photography
200 Willoughby Avenue
Brooklyn, NY 11205