Parce que ce sont « de la communauté des femmes » celles dont je connais le mieux les vies, les traits et les attitudes, j’ai voulu faire une proposition des portraits qui me sont chères. Sous forme d’une lettre mis en image, j’ai cherché à m’adresser à elles, d’abord, leur faire cette correspondance en hommage d’une histoire vécue, pour les « fixer », fixer leur visage, les garder, se rappeler qu’on s’est « croisés » : il paraît qu’avec le temps…
Il y a là des amours platoniques, consommées, des amours secrètes, non avouées, des amours au long cours, des fulgurances, des regrets, des amantes et des « sœurs », des amies, des connaissances, et pour le contrepoint : quelques parfaites inconnues. Un, deux, trois panneaux, une codification, différents « cercles » d’intimité, des corps placés à gauche, du côté que l’on sait, pour faire sens, au centre et à droite pour d’autres distances… Pour expliquer pourquoi, qu’on le veuille ou non, les affinités, les affections, lesdites distances bougent sans cesse, pour ressusciter des regards presque oubliés, pour faire l’éloge du visage de tous les jours comme de celui qui ne le sera plus, pour tailler dans le marbre numérique la présence de celles qui ont pu me donner la main, un temps, ou qui, selon, me l’ont mise dans la figure: j’ai voulu leurs murmurer que je les aimais, ça et son contraire.
Après des études d’histoire de l’art, je me consacre d’abord à la peinture, utilisant la photographie comme support à mes travaux préparatoires. Petit à petit, cet « auxiliaire » prend de la place, jusqu’à devenir, au fil du temps, l’essentiel de ma pratique. Outre l’héritage coloriste, j’ai voulu garder de ces premières expériences le cadre dans lequel j’évoluais alors : celui du polyptyque.
L’association / confrontation d’images est depuis au centre de tous mes projets: j’y rassemble du fragment, le fragment : « ces morceaux de choses qui ont été cassés, séparés de leur tout ». Comment retrouver ce « tout » ? Une seule découpe ? Une seule empreinte du réel ? Une seule image suffit-elle ? Peut-être pas. S’est alors imposé le choix de la collecte : pour réunir les pièces du puzzle et exorciser une certaine crainte du vide, du silence, du manque. Pour rationnaliser aussi, « informer » la vie, ma vie : trouver de la matière, la classer, l’ordonner, la nommer, sur le principe de l’herbier, contrarier le désordre et en espérer des réponses. En cela mes « Correspondances » sont des tentatives pour faire « sens », entre vérité et simulacre, objectivité et subjectivité, ces forces opposées qui jalonnent l’histoire de la photographie, un inventaire contre l’absurde, la banalité, ce qui n’a pas d’explication, une enquête sur l’existence.
Pour ce faire, et afin de questionner l’imagerie polymorphe et éclatée de nos sociétés de l’information, je souhaite proposer différents motifs de narration, différents codes de lecture, différentes stratégies visuelles, trouver une cadence juste entre indices, matières, incarnations d’une part, ellipses, interstices et néant d’autre part. Le polyptique donc, l’image-à-côté-de-l’image : parce qu’il faut poser sur la table tous les aspects d’une énigme pour l’avoir en face et peut-être mieux la résoudre…
Yann Datessen