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Yan Morvan : entretien avec Marco Zappone

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Marco Zappone a été le directeur de projet du livre Champs de bataille. Ce livre de 660 pages et 430 images a été produit par les Éditions Photosynthèses, une des maisons d’édition de Vera Michalski. C’est grâce à eux que ce livre a pu voir le jour.

Marco Zappone : Pendant des années tu as photographié la guerre, publiant de nombreuses images de dévastation et de violence, de bruit et de fureur. Tu as capturé la guerre dans l’action, sous le son assourdissant des tirs et des bombes qui s’abattent.

Yan Morvan : Champs de bataille, c’est plus calme…

M. Z. : Ce titre évoque la guerre mais une guerre ancienne, qui advint mais n’est plus en cours sur les lieux que tu photographies aujourd’hui. Depuis quelques années maintenant, tu t’adonnes à une véritable campagne photographique, de continent en continent, voyageant d’une époque à l’autre, d’une guerre à une autre, guerres d’un autre temps. Pourquoi photographier ces lieux qui ont témoigné de la guerre mais où la guerre n’est plus ?

Y. M. : Tous ces territoires, fixés dans le temps avec une chambre photographique, nous montrent toujours et encore la vanité de l’homme, son désir de pouvoir, de puissance, et, partout de Carthage à Austerlitz, ou encore à Verdun, l’accumulation de ruines dessine l’œuvre de l’humanité recouverte par le silence de la nature. Les Champs de bataille, c’est montrer qu’après les guerres, au fil du temps, il ne reste qu’une seule chose, la nature dans sa plénitude, sa beauté, sa force, et les hommes qui passent à travers.

M. Z. : Tu évoques le silence et la quiétude de la nature après la bataille. Me viennent à l’esprit les derniers mots du prince de Danemark, the rest is silence. Ce qui reste c’est le silence dont il émane pourtant, avec l’accumulation de ces lieux de mort, une sourde violence. Dans quelle mesure ton parcours en tant que photographe de guerre de première ligne a-t-il influencé tes prises de vue ? Les deux démarches sont-elles si différentes ?

Y. M. : Pourquoi photographier la guerre et les lieux où elle a fait rage ? Il se peut que ce soit une seule et même question, dont la réponse, identique, fut le fil continu de mon existence et qui se rapprocherait de cette autre question souvent posée aux reporters de guerre : « Pensez-vous avoir une influence sur les événements ? » Je crois que nous y pensons tous, du moins dans notre jeunesse, et fort heureusement à ce moment-là on peut encore imaginer que le monde va changer, que l’on sera soi-même acteur de ce changement. On est rempli d’idées et de projets pour lutter contre la fatalité. Et parfois la vie nous donne raison. Les photographies transforment les points de vue, les lois. Elles font bouger les lignes. En 1978, à la suite de la réalisation d’une campagne de prévention pour la sécurité routière, une de mes photographies a ainsi créé une onde de choc allant bien au-delà de la conscience qui était mienne au moment où je l’ai prise. Un CRS abattait un chien abandonné sur une autoroute. Paris Match, le grand magazine de l’époque, l’a publiée, provoquant une vague d’indignation telle qu’elle mena le gouvernement en place et le président Valéry Giscard d’Estaing à faire voter une loi contre l’abattage des chiens. Donc oui, le monde change avec les photos, pas totalement c’est certain, mais l’opportunité de transformer les choses existe. Dans le cas des photographies de guerre, la conscience que l’on a de son désir de faire évoluer la société est plus grande. Par exemple à Beyrouth, le 1er août 1982, la ville fut pilonnée par les Israéliens. Si à ce moment précis on prend des photos qui attestent de ce pilonnage, bien sûr l’on s’attend – et l’on souhaite ardemment – que cet instant capturé puisse aboutir à un cessez-le-feu. Concrètement, ce seront 100 ou 200 personnes qui ne seront pas tuées. Et c’est ça au quotidien, la photo de guerre, c’est concret. C’est « informer ». Mais aujourd’hui, les règles du jeu ont changé. On est dans l’information en permanence, il faut alimenter en continu la machine à communiquer pour que chacun puisse recevoir sa dose quotidienne d’actualités. L’information se consomme comme une drogue. De nos jours, les événements se succèdent et meurent en vingt-quatre ou quarante-huit heures, alors que dans les années 1970, un événement durait. Une histoire s’étirait sur quinze jours, un mois, voire deux. À l’heure actuelle, même l’événement le plus important possède une durée de vie de trois ou quatre jours, pas plus. La rapidité des réseaux sociaux nous plonge au cœur de l’action, comme on a pu l’observer lors des récents attentats. Il faut donc alimenter en permanence cette espèce de machine qui donne de l’information, la malaxe, la dirige pour finalement finir par la broyer.

M. Z. : Quand, au début de ta carrière, tu as travaillé pour de grands journaux comme Paris Match et Newsweek, était-ce ce désir de l’information brute qui te poussait vers les champs de guerre ?

Y. M. : La volonté d’informer de manière neutre et juste était au cœur des reportages. Il s’agissait de proposer avant tout du factuel. L’information, ce sont des faits, que l’on révèle et que l’on raconte. Dans la composition des photographies que j’ai réalisées, j’ai très souvent suivi le principe des lois du rhéteur romain Quintilien qui peut se résumer aujourd’hui à la loi des 5 W, une méthode très utilisée par les photojournalistes américains. Les 5 W, c’est la réponse apportée par une photographie aux cinq questions : who did what, where, when and why? (Qui a fait quoi, où, quand et pourquoi ?). Quand on applique les 5 W, on est obligé de donner un maximum d’informations factuelles liées à la situation du pays. Les Américains en étaient friands car elle leur permettait de parvenir à l’analyse la plus objective possible par le biais des prises de vue, et d’évaluer les différentes situations. J’en ai fait ma méthode jusqu’aux années 2000. Quand j’ai créé, avec J. -F. Bauret et Didier de Fays, le premier site internet dédié à la photographie, photographie.com, j’ai commencé à développer une autre vision de l’information, qui est celle que je montre dans les Champs de bataille, une vision plus « philosophique ».

M. Z. : Nous ne sommes plus dans l’application des 5 W, mais dans l’émotion brute.

Y. M. : L’idée des Champs de bataille, ce corpus de 450 images sur trois mille à quatre mille ans de civilisations, est de montrer que finalement le monde ne change pas, l’information est toujours la même. Donc fini les 5 W. Nous sommes, sans vouloir employer de gros mots, bien plus dans la transcendance. Et dans une démarche que je qualifierais de respectueuse vis-à-vis de la nature. Non pas dans sa contemplation pure et simple mais dans ce qu’elle nous révèle quant à l’insignifiance de notre prise sur elle. J’aime assez cette idée.

M. Z. : Revenons sur ces changements, à différents niveaux, dans ton champ de vision et ta pratique photographique. Comment s’est opéré chez toi ce basculement de ces endroits où règnent le chaos, le bruit, la fureur, en un mot la réalité brutale de la guerre, à des lieux aujourd’hui vidés de ce qui en fait toute la substance ? Des terrains où la violence s’est un jour déchaînée mais sur lesquels ne subsiste aujourd’hui qu’un profond silence faisant suite à la clameur.

Y. M. : La césure s’est opérée entre 1999 et 2000, par onde de choc. Tout est arrivé en même temps : un accident de moto et une hypertension presque foudroyante. La couverture médiatique des conflits m’apparaissait d’un coup comme une vaste consommation d’images, des images non plus légitimées par le désir de modifier ou d’enrayer le cours des événements mais simplement destinées à être consommées. Alors que faire ? Comment continuer à raconter ? Tel était mon dilemme. Il m’a fallu du temps pour réfléchir et recoller tous les morceaux, démêler le fil qui m’avait guidé toutes ces années Newsweek en hot shot sur le terrain, à essayer de raconter la guerre, la Ligne verte au Liban avec des portraits de civils et de militaires à la chambre grand format 4 × 5, puis quelques tentatives de paysages d’anciennes batailles à Massada, à Carthage… Essayer de raconter encore, mais comment ? C’est toujours la même histoire, le fond est toujours identique, il n’y a que la forme qui change, comme disait Oscar Wilde. Il me fallait trouver une forme inédite, une forme qui raconte, mais qui soit en résonnance avec mon nouvel état d’esprit. Un des déclencheurs fut la trouvaille de cette chambre 20 × 25, à Los Angeles, chez Sammy’s, un marchand d’appareils photographiques bien connu dans le milieu. Une vieille chambre en bois américaine Deardorff, une marque des années 1950, une chambre folding, c’est-à-dire à soufflet, et très peu chère. Sur le moment, j’ai compris qu’il me la fallait, que je devais l’acheter. Un peu plus tard, je me suis souvenu que la toute première photo de guerre connue (ou officiellement répertoriée) avait été réalisée avec ce type de chambre, lors de la guerre du Mexique en 1847. Elle figure une sorte de désert. Il n’y a rien, le photographe a dû poser deux ou trois heures avec sa chambre et c’est la première image qui a été faite sur un front, bien avant celle de la prise de Sébastopol. J’ai senti qu’il fallait retourner aux sources, à cette époque où les photographes étaient là pour rendre compte et documenter, quand il n’y avait pas encore cet engouement, ce voyeurisme.

M. Z. : Ils faisaient des prises de vue.

Y. M. : Oui, il fallait retrouver cette idée originelle, que la photographie doit montrer, raconter des histoires.

M. Z. : Célébrer un moment aussi.

Y. M. : Et participer de la mémoire. Actuellement, c’est un peu comme s’il n’y en avait plus. Les événements se succèdent, se confondent, c’est une guerre ici, là un attentat, chaque jour autour du globe. Finalement, avec cette espèce de débauche au quotidien d’images de violence, d’images d’enfants écartelés, de guerres, on perd le fil. Ces guerres, qui existent depuis toujours, sont aujourd’hui devenues un spectacle. Or il y a une histoire de l’humanité à raconter, une mémoire à transmettre.

M. Z. : La guerre serait-elle véritablement photogénique ?

Y. M. : De même que la misère, le malheur et tous les drames humains. La guerre est photogénique parce qu’elle fait appel à des sentiments. Si l’on opère un rapide balayage historique de la question, on observe une nouvelle approche à partir de la Seconde Guerre mondiale avec laquelle on entre dans une guerre de communication. La problématique ne se limite plus à la prise de vue mais s’ouvre à la notion de diffusion de la prise de vue, à sa communication dans l’espace public. Lors de la guerre de Sécession, au xixe siècle, les prises de vue étaient des reconstitutions, composées à la manière de tableaux. Le xxe siècle, par le biais du cinéma et des informations reposant sur l’image, a ouvert le champ aux photographies d’actualité. Durant la Seconde Guerre mondiale, les Allemands ont inventé le reportage au Leica, utilisé les caméras cinématographiques Arriflex 35 mm, et Goebbels tenait des propos du type : « Nous n’avons rien à cacher et nous envoyons sur tous les fronts nos reporters qui montreront la vérité. » De l’autre côté, les Américains, avec Roosevelt, ont répliqué de la même manière : « Nous non plus n’avons rien à dissimuler et nous allons vous montrer nos morts ! » Alors les premières photographies de cadavres ont été présentées publiquement, dont une image très connue prise pendant la guerre du Pacifique.

Celle de la plage de Tarawa, constellée de dizaines de cadavres américains, publiée dans Life. Roosevelt ne craignait pas, en montrant tous ces corps, d’abaisser le moral des troupes et du peuple américain, puisque toute la nation considérait cette guerre comme juste et nécessaire. Et si l’on prend le cas de la guerre du Viêt-Nam, les Américains dévoilent tout, de la catastrophe à la défaite. Certains ont dit qu’ils avaient perdu la guerre à cause de, ou grâce à, cette liberté laissée aux pho-toreporters, à l’absence de censure qui est toutefois bien vite revenue… Dans le reportage de guerre, une autre grande évolution tient à l’arrivée de la Betacam. Un petit souvenir personnel : à Bagdad en 1984, des collègues d’Antenne 2 m’ont montré cette caméra qui avait à la fois le son et l’image, en me disant : « Tu verras, ça va révolutionner la pratique de notre métier. » Effectivement, les images devenaient ainsi plus vives, plus mobiles, plus dynamiques. Quelques années après ce fut l’apparition du numérique, la transmission par satellite, lors de la première guerre du Golfe. Et c’est là, à mon sens, que la photographie de guerre est morte, car l’image animée arrivait en même temps, voire avant ! Les photographes travaillaient encore avec des pellicules, qu’ils donnaient à des passeurs ou des passagers qui faisaient transiter les films par avion et par train, depuis l’endroit où étaient prises les images, jusqu’aux laboratoires français ou américains qui les distribuaient aux journaux. Et aujourd’hui, nous devons composer avec cette situation, ce bouleversement. Il est beaucoup plus rapide d’envoyer des images animées que d’envoyer des photos. Avec les bons moyens techniques, on fait du direct en vidéo, relayé par les réseaux sociaux. La photo, elle, nécessite toujours un temps de décalage, il faut choisir, éditer, sans même parler des procédés d’imprimerie. Nous ne sommes plus du tout dans le principe de l’immédiateté que portait la photographie à son commencement. Assurément, il ne sert à rien de se battre contre cette évidence. Mais on peut travailler sur la différence entre l’image fixe et l’image animée. Dans l’image animée, le spectateur est toujours passif alors que dans l’image fixe, c’est l’inverse. C’est comparable à la différence qui existe entre lire un livre et regarder une émission de télévision. La photo s’apparente au livre et la vidéo au film. Ce qui ne signifie pas que devant un film ou un écran de télévision on ne va pas réfléchir, non, mais l’immédiateté de l’émotion prend le pas sur le reste. Un peu comme dans un mauvais film d’ailleurs, l’émotion empiète sur la réflexion. Alors pourquoi se battre sur le terrain de l’émotion puisque finalement nous, les photographes, serons toujours moins convaincants que tous ceux qui travaillent sur l’image animée. Sachant que maintenant on invente des appareils photo qui sont en même temps des caméras, la transition s’opère à une vitesse folle et ne peut que s’accélérer. Les prochaines générations de caméras et d’appareils photo seront quasiment des caméras capables de sortir des fichiers 4 K à 25 images par seconde. Alors face à tous ces progrès technologiques, que reste-t-il à la photographie aujourd’hui ?

M. Z. : Avec ta chambre photographique, tu parcours le monde à la recherche des champs de bataille, anciens et toujours plus nombreux. Tu as traversé l’Europe, l’Afrique du Nord, le Moyen-Orient. Tu es allé en Libye, en Égypte, au Liban, faisant une sorte de pont avec tes premières photos de guerre, puis en Russie, au Mexique, en Amérique et en Chine, remontant loin dans le temps. Les premières batailles, dont tu as cherché les traces, datent de 1500 av. J.-C., avec Thoutmôsis III, les Égyptiens, Armageddon…

Y. M. : Partout où j’allais, les paysages étaient magnifiques. C’était un grand bonheur de les photographier et j’éprouvais du recueillement face à tout ce sang versé. Que ce soit pour garder sa maison, défendre sa famille, vivre ses idées et ses convictions, ces endroits se révèlent lourdement chargés. Les guerres participent de notre éducation, de nos cultures, de notre façon de voir le monde. Il est très important, même fondamental, de préciser que cette compilation se veut un état des lieux à l’opposé d’une vision de l’Histoire et du monde, dirigée et mise en scène, comme il est d’usage trop souvent à la télévision, au cinéma ou dans les médias d’information. En vérité, la guerre au quotidien ne se passe pas du tout comme elle est représentée. Cette dichotomie entre image médiatisée et réalité n’est pas nouvelle. Les anciens récits, tels ceux de Philippe de Commynes ou de Jean Froissart, se plaçaient du côté du prince. Rappelons également que l’on parle souvent d’une « histoire écrite par les vainqueurs », même si actuellement, avec les moyens et la bienveillance des démocraties, les points de vue se multiplient et gagnent ainsi en diversité. Ceux de ma génération ont grandi avec ces récits de batailles mythiques et mythifiés, récits littéraires mais également picturaux, à l’image des grands tableaux de maîtres glorifiant l’action guerrière. Dès notre plus jeune âge, déjà à l’école, les bons points qui nous étaient distribués pour nous récompenser figuraient ces batailles. Et quand nous entendions ces simples mots, « la Berezina » ou « la bataille de l’Alma », c’était l’image d’un tableau ou d’un récit glorieux qui nous apparaissait. Mais quand on se retrouve confronté à la réalité, c’est autre chose… L’imaginaire et la représentation mythifiée nous ont débordés, et l’on comprend alors que cela n’a rien à voir avec ce que l’on nous a rapporté ! En un sens, c’est salutaire parce que le passé renvoie au présent. C’est-à-dire que ce que l’on nous raconte aujourd’hui n’est pas la réalité, de la même manière que ce que l’on racontait avant était déjà de l’ordre du mythe et du fantasme.

M. Z. : Les grands tableaux glorifiant les faits et gestes des nations militaires, notamment au xixe siècle, nous révèlent leur nature de tableaux de propagande, sortes de médias du passé, exaltant les victoires et les héros.

Y. M. : Exactement, ils portent toujours le « récit à la gloire du prince ». Toutes les photographies des Champs de bataille renferment cette problématique et tentent de nous parler silencieusement, elles nous montrent une autre réalité, elles nous renvoient face aux croyances que l’on nous a inculquées. Ce travail des Champs de bataille suit une implacable logique. Il est l’aboutissement de plus de vingt ans d’études et de recherches au cours desquelles on aurait filtré puis dégagé les pépites jusqu’à obtenir une cristallisation. Et ceci dans toutes ses dimensions, que ce soit au niveau technique avec une évolution de moyens, en commençant par l’utilisation d’un appareil réflex, pour en venir finalement à la chambre 20 × 25, ou encore au niveau historico-philosophique avec un important travail de filtrage et d’analyse durant toutes ces années, bien que des batailles aient été oubliées.

M. Z. : De toute évidence, il s’impose comme un travail de maturité artistique acquise, comme si l’utilisation d’un outil différent, nécessitant de poser un trépied, recomposait ton cadrage. Quels ont été les déclencheurs de ce choix artistique et de sa mise en œuvre ?

Y. M. : Nous étions au tout début de l’année 2004. En juin allait être célébré le cinquantième anniversaire du Débarquement en Normandie lors de la Seconde Guerre mondiale, commémoration d’un événement mondial considérable, y compris d’un point de vue symbolique. L’agence de presse Corbis – anciennement Sygma –, avec laquelle j’ai souvent collaboré, m’a donné son accord pour un projet visant à photographier les plages du Débarquement avec ma nouvelle chambre 20 × 25. J’ai commencé dès le mois de février, durant une quinzaine de jours, à photographier pour la première fois de ma vie avec cette chambre. Heureusement, il y avait encore du film Polaroid, ce qui m’a permis de faire beaucoup d’essais ! C’est là, sur les plages du Débarquement, que j’ai fait mes premières armes avec ce matériel. Le projet englobait deux approches : les plages de Normandie d’une part, et de l’autre la réalisation aux États-Unis d’une série de portraits de soldats, des vétérans qui avaient débarqué sur la plage d’Omaha, photographiés avec un appareil Hasselblad sous des éclairages artificiels. En parallèle d’une vingtaine d’images figurant lesdites plages à la chambre 20 × 25 devaient être disposés les portraits des vétérans au moyen format de 6 × 6. Le projet a été réalisé mais n’a pas été publié. Les magazines ont choisi d’autres images, pour la plupart fortement dramatisées. Ils avaient préféré du noir et blanc avec des nuages très foncés, ou des photos stéréoscopiques, faisant appel à toutes sortes de filtres. Les photographies que je voyais publiées majoritairement dans la presse à ce moment-là ne me plaisaient pas. Mais pourtant certaines des images que j’avais faites m’évoquaient une sorte de mystère, quelque chose en émanait, une âme, une force, je ne sais pas. Quelque chose qui m’a donné l’envie de poursuivre mon projet. Je sentais que j’étais proche d’une certaine vérité.

M. Z. : Sur quelle base as-tu constitué la première sélection de champs de bataille ?

Y. M. : L’idée la plus pragmatique s’est imposée : photographier les champs de bataille situés en France et dont je connaissais bien l’histoire. J’ai commencé par Alésia, Gergovie, Poitiers, Denain, etc. Très vite, une sorte de lame de fond m’a emporté et transporté, d’abord en Europe puis dans le monde entier, partout sur la terre où l’humanité avait posé le pied. Au début, bien que ce projet n’ait trouvé pratiquement aucun écho, je sentais un désir puissant me pousser à continuer. Cette sensation de ne pas trouver dans les images des autres, en particulier celles publiées lors des cinquante ans du Débarquement, ce que je connaissais de l’expérience de la guerre. Les ciels plombés, ça peut arriver, mais ce n’est pas la norme. Et dans une bataille, on ne voit pas à cent quatre-vingts degrés. Ces images ne correspondaient à aucune réalité pour moi, c’étaient simplement de belles photos, mais qui ne parlaient pas de la guerre. Je cherchais des prises de vue plus authentiquement simples, au plus près de la vérité cruelle de tous ces combats ! Durant cinq à six années, j’ai mitraillé la France, l’Italie, les grandes batailles de l’Europe, puis le Pacifique qui m’a apporté un point de vue encore différent. C’est à ce moment-là que je vous ai rencontrés, les Éditions Photosynthèses, Vera Michalski et toi, Marco, qui avez donné corps au projet.

M. Z. : Ce projet est devenu une sorte de « mission photographique » rappelant celles d’inventaire du patrimoine et du paysage français, comme la Mission héliographique ou encore la DATAR. Tu t’es livré à une véritable campagne, où chaque image compte et possède une force unique, mais dont l’ensemble véhicule également une puissance collective. Cette prolifération de champs de bataille est très impressionnante.

Y. M. : Oui, des campagnes… C’est très juste, ce terme, campagne, car si l’on parle de la genèse de ce projet, je ne peux que dire ma passion, mon enthousiasme pour l’Histoire et plus précisément les livres d’histoire des guerres ! Comme beaucoup d’enfants solitaires, je me suis plongé très tôt dans les récits des héros historiques, récits guerriers et chevaleresques, le plus souvent. Dans mon appartement se trouvent encore des collections entières de livres d’Histoire conservées depuis mes années d’adolescence. Cette espèce de magma d’ouvrages, quand je le regarde, semble me murmurer : « À tel endroit il s’est passé ça, un tel a dit ça… » Alors j’ai envie de m’y rendre, de voir. Ce mode d’associations d’idées m’a guidé dès mes premières années en tant que reporter de guerre. Je me remémore encore aujourd’hui mon désir d’aller à l’endroit où Blaise Cendrars fut blessé, après avoir lu La Main coupée, qui raconte sa mutilation lors de la bataille de la Somme. De la même manière, mon imaginaire m’appelle sur les traces du champ de bataille sur lequel est tombé Charles Péguy en plein assaut.

M. Z. : Ce serait donc une dimension littéraire qui anticiperait la prise de vue ?

Y. M. : Exactement. Les écrits retraçant les batailles sont une grande source d’inspiration. Parmi ceux-ci, l’ouvrage de Goethe Campagne de France, ou bien encore Le Cimetière d’Eylau dans lequel Victor Hugo relate la bataille d’Eylau à travers les souvenirs de son grand-oncle, Louis-Joseph Hugo. Je veux savoir à quoi ressemblent les endroits où ils se sont trouvés et dans lesquels ils ont vécu tout cela. C’est une sorte de mélange entre la photographie et l’Histoire, entre le réel et mon imaginaire.

M. Z. : Il y a là comme l’idée d’un jeu, un jeu sérieux qui te pousse à partir en chasse de lieux précis, à la découverte de ce qui émane de ces endroits dans lesquels tant d’événements se sont produits. Tu pars de pistes données par des récits historiques ou romancés, des pistes ouvertes dans le réel par des espaces littéraires.

Y. M. : Oui, et je dirais que si l’on devait y déceler un aspect psychanalytique, il apparaîtrait certainement sous la forme du désir irrépressible du collectionneur !

M. Z. : Collection des lieux ?

Y. M. : Et des batailles, il manque toujours une bataille…

M. Z. : Hélas, le moment terrible pour le collectionneur, c’est lorsqu’il a fini. Mais il semblerait que tu puisses repousser ce moment car les batailles sont encore nombreuses !

M. Z. : Orienté par des récits, tu cherches un site qui peut se situer à l’autre bout du monde. Tu prends des bateaux, des avions, tu marches, escalades, dans le froid ou la chaleur, pour rejoindre des lieux dans lesquels des carnages extraordinaires et terrifiants se sont produits. Que ressens-tu quand tu photographies ces endroits ?

Y. M. : Disons d’emblée que ce projet est complètement fou, car comment parler de la guerre avec des paysages immobiles, inertes ? Donc à chaque fois que je démarre, à chaque fois que je vais dans un pays, le doute m’étreint.

M. Z. : Tu as peur ?

Y. M. : Oui, de ne pas être capable de raconter. Raconter, au sens de prendre la bonne photographie. Vais-je être en mesure de donner à voir l’histoire de ces lieux sans utiliser les procédés techniques dramatisants du type filtres, etc. ? La prise de vue n’a pas pour dessein de magnifier ni d’interpréter, mais se doit au contraire de révéler sans « trafiquer », en respectant le silence des morts. D’un point de vue esthétique, ce projet n’est pas celui d’un plasticien mais celui d’un « détective ». Comme s’il y en avait encore besoin, des preuves sont accumulées, des faits qui doivent s’affranchir des effets. Si certaines images apparaissent un peu naïves parfois, c’est le prix esthétique à payer pour le respect des soldats. Pas d’instrumentalisation, pas de spectacularisation. Chaque fois la première difficulté rencontrée consiste à trouver le chemin menant au « champ de bataille » ! On ne sait jamais ce que l’on va découvrir ni comment raconter la guerre en photographiant des paysages. Il n’existe pas de système. Aujourd’hui, après onze années, je suis parvenu à réaliser en partie ce projet, ce qui s’apparente à un petit miracle compte tenu de la succession d’embûches que j’ai rencontrées.

M. Z. : Les aurais-tu inconsciemment cherchées ? L’exploit que représente pour toi chaque prise de vue serait-il lié à ta carrière de photoreporter de guerre ?

Y. M. : Comme une sorte de réminiscence de l’ambiance de travail pendant une vraie guerre. Il est certain que je ne peux m’empêcher de me dire, même aujourd’hui : « C’est du news, j’y vais, il faut que je ramène la meilleure photo. » Je serais comme régi par un conditionnement. Mais bien sûr, c’est différent. Meilleure photo, aujourd’hui, n’est relatif qu’à mon propre travail. La véritable différence tient au fait que dans ce parcours des Champs de bataille, quelles que soient les batailles, plus rien ne se passe. Il ne peut absolument plus rien de produire. Les champs sont déserts et donc j’y vais en me disant : « Tu dois te dépasser, tu dois ramener la meilleure image. » Mais jusqu’où pouvons-nous aller avec ce qui n’est plus ? Comment sortir quelque chose à partir du rien ? Alors je dors très peu la nuit, je continue à lire les récits historiques avant de me lancer. Et, bien que j’en aie déjà beaucoup parcouru chez moi, quand j’arrive sur le terrain je recommence. J’ai besoin d’être habité par l’histoire, par la vie et ses combats pour trouver l’énergie et le chemin. Peut-être que la force de certaines photos vient de là, de cet acharnement et de cette volonté de sortir la meilleure image. C’est-à-dire l’image la plus juste. Mais je dois préciser qu’en tant que reporter de guerre pendant vingt ans, et jusqu’en 1999 au Kosovo, quand je faisais du hot shot sur des zones de conflit en activité, j’ai toujours imaginé, cauchemardé et composé mes images avant d’arriver sur le terrain. Une fois en place, il y a bien sûr les opportunités, cependant j’apportais toujours un canevas, un scénario relevant de l’imaginaire, croisant des situations constamment retrouvées au fil des conflits. Cela me permettait d’arriver en terrain connu, d’utiliser un pare-feu et de laisser le stress refluer. C’est un métier, de photographier la guerre… Et aujourd’hui, bizarrement, je continue mais à aucun moment je ne suis dans la routine. Disons que ce n’est plus un travail mais un challenge. C’est un véritable défi de ramener des images d’où il ne se passe rien et de parvenir à faire en sorte qu’il se produise quelque chose, en dehors de toute spectacularisation.

M. Z. : Le spectacle s’est arrêté depuis longtemps, laissant derrière lui un nombre infini de cadavres. Comment te confrontes-tu à la question des massacres ? Par exemple à Gettysburg, à Verdun, on parle de dizaines de milliers de morts. L’image d’une telle scène influence-t-elle ta prise de vue ? Quand tu fais ta photo, sur le terrain même de la bataille, ressens-tu une sorte de présence, invoques-tu les esprits de tous ces morts ?

Y. M. : Absolument pas ! Ce serait comme penser à ma mort. Dans les batailles, à aucun moment tu ne penses à ta mort, ce n’est pas possible, sinon tu ne le fais pas. Dans l’action tu dois agir, parce que si tu n’agis pas tu es mort. La mort, c’est l’immobilité. Même si tout le monde tombe autour de toi, et que tous les jours tu la vois partout, tu ne penses pas à ta propre mort. Par contre, il y a ce que j’appelle le « déjà-mort ». Ce quelque chose qui te poursuit, quand tu n’es plus sur le site du conflit. Et parce que tu es sous l’emprise de cette impression de déjà-mort, d’avoir côtoyé la mort, tu retournes sur le terrain des conflits pour te sentir à nouveau vivant. Parce que, alors, tu te mesures aux puissances des ténèbres. C’est le paradoxe. Chaque fois que je suis sur un champ de bataille, je revis. Au présent, lors des prises de vue des champs de bataille du livre, je retrouve l’excitation et la concentration. L’acuité sans le danger. Dans la vie normale, j’ai mal partout. Mais si tu m’envoies dans un pays dans lequel la guerre et la violence sont omniprésentes, je ne souffre plus, je retrouve mes facultés. Et a fortiori, c’est égoïste certainement, selfish, mais tous ceux qui sont tombés ont cessé d’être. Ces morts, je les vois avant et après la bataille, donc aussi avant et après la prise de vue sur les Champs de bataille.

M. Z. : Dans les batailles, vois-tu également la dimension stratégique, la construction logique des événements les uns à la suite des autres ? Leur dimension historique?

Y. M. : Oui. Mais, je me considère comme un soldat et j’essaye de m’en sortir. C’est la raison pour laquelle il n’y a pas de commémoration, de memori, car je me mets en situation directe. Pour cela j’ai tendance à choisir mon camp. Cela me projette dans l’action. Je regarde où se trouve l’ennemi, comment je vais me positionner. Par exemple, à Andrinople, je suis dans le camp des Goths, je ne suis pas dans le camp des Romains, c’est tout à fait subjectif et ce n’est absolument pas une position politique. C’est uniquement lié à mes sensations. Je partage plus d’atomes crochus avec les Goths qu’avec les Romains, mais il n’y a aucun jugement de valeur.

M. Z. : À Waterloo alors, comment réagis-tu ?

Y. M. : Ah, Waterloo… J’y ai passé une journée. J’étais avec la première ligne de la jeune garde, et l’Empereur était fatigué, il avait dormi trois heures, il avait trop mangé, il ne se sentait pas bien. Lui qui avait toujours été présent sur les lieux du combat se retrouvait pour la première fois à trois kilomètres, il était le grand absent. Tristement, j’ai arpenté le champ de bataille en me disant : « Mais enfin quelle connerie, pourquoi il n’a pas bougé, pourquoi il a trop mangé, pourquoi il n’a pas dormi ? » Ce qui a eu lieu d’un point de vue stratégique, les erreurs ou parfois les inventions, m’angoisse autant que ceux qui ont perdu la vie. Je me sens en paix avec ceux qui sont tombés. J’ai une espèce de communion avec eux. Je choisis l’endroit en fonction de ce qu’il s’est passé dans la bataille, récit lié à mes lectures et connaissances, mais le choix relève également de la solidarité envers les soldats tombés. À Waterloo, j’ai fait la photo exactement au moment et à l’endroit où la jeune garde, de peur, reflue, entraînant la défaite de Napoléon. Cet endroit précis est indiqué. Napoléon y envoie la jeune garde et le feu est tellement nourri que les hommes tombent comme des mouches sous les boulets, qui, chacun, fauchent dix à quinze soldats. Alors ils ne peuvent plus avancer, c’est la panique, la débandade, et la bataille est perdue. À chaque fois j’essaie de trouver l’endroit où l’affrontement a basculé. À ce point de rupture convergent un lieu et un temps donné. En cet espace, je pose ma chambre et je réfléchis, je pense et je vois les images. Je me dis : « Voilà, c’est là que ça s’est passé. » Et là, je peux imaginer les cris, les boulets, les hommes qui s’en vont. Je vis chacune des batailles que je photographie, je les vis intensément. A posteriori, ce que je trouve terrifiant dans ces photos de champs de bataille, c’est que pour la grande majorité, ce sont des paysages magnifiques, la nature dans toute sa splendeur. Et pourtant c’est l’endroit où des hommes vont mourir, où ils sont morts, la fin de la vie, ici, la fin de la vision.

M. Z. : S’il est vrai que les paysages que tu as fixés sont souvent empreints de beauté, tous ne sont pas grandioses. Certains sont aussi communs, plats et gris, des campagnes tristes, ou bien des panoramas ravagés par les combats. J’y vois également un autre aspect, celui d’un sentiment de liberté lié à la nature de la guerre, qui est une activité de plein air, ce qui s’avère déjà, en soi, grisant. On part à la guerre et on se retrouve au grand air. La saison devient partie intégrante du paysage. Ton approche de la photographie de paysage est tout à fait spécifique.

Y. M. : Oui, les Champs de bataille sont aussi un hymne à la nature. Cela peut sembler cliché mais il est vrai qu’après tout ce chaos, cette destruction, dans la plupart des cas on retrouve des paysages qui paraissent intacts. Quand on se promène dans l’espace, on est confronté à l’homme ou à la nature, toujours ensemble, l’homme dans la nature, l’homme séparé de la nature, l’homme dans son habitat, dans son environnement. Donc quand tu commences à raconter, à parler d’une situation, tu es amené à photographier la nature. Deux champs particuliers sont représentés : il y a la ville et il y a la campagne, de façon schématique, bien sûr. On retrouve la mer aussi, qui est une troisième dominante fondamentale. J’ai toujours fait des photos de paysage, même quand je photographiais les blousons-noirs, dans les années 1970 au début de ma carrière. Seulement la photo de paysage était réservée à certaines catégories de photographes professionnels considérés comme des « paysagistes ». Il y en avait très peu. Le courant culturel dominantconsidérait que le médium le plus approprié pour représenter le paysage était la peinture, tandis que la photographie tenait le rôle de captation instantanée de l’histoire humaine, et en cela se devait d’être objectivement révélatrice des multiples aspects de cette histoire complexe de l’homme en société. En résumé, si l’on souhaitait une représentation de paysage, on achetait une peinture, et si l’on voulait fixer un événement, la photographie s’imposait. Dans la réalisation de cette idée des Champs de bataille, j’ai mélangé mon désir de paysage et ma passion pour l’événement historique, le récit littéraire, grâce à un corpus d’ouvrages liés à l’histoire des batailles, que ce soit Victor Hugo, Homère ou encore Thucydide. Mais je savais que pour réaliser ces paysages, les donner à voir, il fallait un outil particulier, le plus précis possible.

M. Z. : Cela est-il lié exclusivement à une question de qualité de l’image, du cliché photographique, ou bien y a-t-il un autre aspect attaché au geste du photographe ? Il me semble que travailler avec une chambre comporte une relation toute particulière avec le sujet, assez proche de celle entretenue par le peintre : fixer un point, mettre un trépied, avoir ce temps qui prépare le déclenchement de l’image, un temps nécessaire fait d’échanges, d’acuité visuelle et d’empathie avec le sujet.

Y. M. : La question pour moi relevait plutôt de la photographie que de la peinture. Dans mon imaginaire et ma culture, les grandes photographies de paysage étaient associées au nom d’Ansel Adams, lequel il me semble, utilisait une chambre encore plus imposante que la mienne, avec des films qui n’existent plus aujourd’hui. Donc je savais qu’il me fallait un appareil grand format pour obtenir la qualité que je souhaitais. J’avais déjà cette pratique du grand format, j’avais utilisé une chambre 4 × 5 pendant la guerre du Liban, sur la Ligne verte. La chambre 4 × 5 est un outil courant dans les pays du tiers-monde en voie de développement. J’ai en mémoire les photographes ambulants au Kurdistan qui dans les rues tiraient des portraits avec cette chambre. Au fond, l’appareil reflex avec son moteur, c’est l’outil de l’Occidental, un outil extrêmement agressif alors que la chambre en bois est plus respectueuse.

M. Z. : Oui. L’image est faite mais elle n’est pas volée.

Y. M. : La chambre en bois 20 × 25 signifiait le respect du paysage, parce qu’on ne peut pas faire beaucoup de photos. Elle présente une difficulté supplémentaire, celle du temps nécessaire et incompressible qu’il faut lui consacrer pour la régler correctement. C’est long, précis et entièrement manuel. Elle est un outil de studio. Dès que l’on sort, les problèmes techniques arrivent, des problèmes de niveaux, de films, de bascule, de décentrement. Par ailleurs l’image est inversée, ce qui trouble les habitudes du photographe en terme de cadrage et de composition.

M. Z. : Quel type de pellicule as-tu utilisée ?

Y. M. : J’ai choisi le film le plus compliqué mais le plus pointu, car le film inversible, contrairement aux films négatifs, n’a aucune souplesse d’utilisation. En revanche, il offre une netteté et une clarté. Une sorte de transparence.

M. Z. : À quel moment est-il plus difficile à utiliser ?

Y. M. : À la prise de vue la latitude de temps de pose est de l’ordre d’un demi-diaphragme, alors qu’avec un film négatif, on peut avoir deux diaphragmes de différence. Un film inversible surexposé de deux diaphragmes est inutilisable, cramé. Ça peut donner un effet, mais justement, cela devient un effet. Avec un film négatif, une surexposition ne sera pas formidable mais on pourra l’utiliser et récupérer les informations. C’est impossible dans l’inversible. Ma démarche était d’utiliser le film le mieux adapté à la chambre 20 × 25, dont le maniement lors des déplacements représentait déjà une forte contrainte. Mais continuer dans la qualité, aussi difficile soit-elle à mettre en pratique, me paraissait être le bon choix. Toutes ces délicatesses viennent s’ajouter à l’unicité de la prise de vue, à l’opposé des usages actuels avec les appareils photographiques numériques. Une seule prise de vue après ce long voyage pour arriver sur le champ de bataille, chercher et trouver le lieu.

M. Z. : Ce n’est plus du hot shot, c’est du one shot.

Y. M. : Quand je fais une photo pour l’ouvrage, je ne fais qu’une seule prise de vue, parfois deux mais c’est rare. Cela m’oblige à réfléchir au paysage, à ne pas mitrailler, à penser la composition, sur d’infimes détails également.

M. Z. : Que ce soient des paysages de campagne ou plus rarement de ville, il ressort de tes images un principe de composition récurrent : une présence très forte d’un premier plan, de manière parfois exagérée, à un point tel que l’on est pris d’une sensation d’étouffement. Cela ne dure pas car on est comme emporté par la dynamique de l’image, guidé par son mouvement interne. Notre regard circule, parcourt le paysage, sautant d’un rapport d’échelle à un autre, passant du microcosme, le grain de sable, la motte de terre, le pan d’un mur et son pigment, au macrocosme, la ligne d’horizon, l’infini du ciel, nous ouvrant à une sensation d’illimité et d’universel. Y. M. : C’est la dimension philosophique, le rapport de la terre et du ciel, c’est platonicien, augustinien. C’est la réponse à la question qui m’habite pour chacune des batailles : de quoi s’agit-il ici, était-ce un combat d’idées, à la dimension spirituelle profonde et qui a changé le destin de l’humanité ou un combat matérialiste, territorial, donc plus trivial ? Souvent la quantité de ciel présente dans l’image dépend de cette notion du spirituel dans la bataille. Cette approche du choix du point de vue est aussi liée à mon expérience de la guerre. Dans ma démarche, la dimension plastique est importante mais secondaire. Je ne photographie pas de simples paysages mais des champs de bataille anciens ; aussi la notion du combat est-elle toujours présente. Quand j’arrive sur le site, il y a une question à laquelle je cherche à répondre par la prise de vue : qui fait la guerre, qui regarde, à ce moment-là de la bataille, ce qui est en train d’avoir lieu ? Où est, était, le soldat ? Couché sur le sol, en hauteur ? Que voit-il ? Quelle est sa ligne d’horizon ?

M. Z. : C’est une question absolument essentielle, celle de la relation du combattant au terrain, au relief, à la géographie. Cela m’évoque la réflexion menée par Clausewitz sur l’influence que le terrain exerce sur l’action militaire. Le lien entre la stratégie, c’est-à-dire la vision d’ensemble, la géographie, et puis la tactique, c’est-à-dire la vision du relief dans le déroulement de l’action.

Y. M. : En effet la guerre est une question de géographie. Dans sa réflexion, Clausewitz avait élaboré trois niveaux de limites : celle de l’approche, celle du regard et celle qui permet de se protéger. Champs de bataille, c’est un peu l’application de ces principes : d’où voir le terrain, quels sont les problèmes dans l’assaut et où se protéger ? Plaine ou colline, désert ou forêt, les photographies respectent la topographie du terrain selon la bataille qui s’y est déroulée.

M. Z. : Pour paraphraser Clausewitz, on pourrait dire que la guerre est la continuation de la géographie par d’autres moyens. Cette relation du soldat, donc de l’homme avec le terrain, superbement retranscrite dans tes images, me semble être une clé esthétique de lecture essentielle : la présence de la terre, la présence du terrain par rapport au ciel. Il y a très peu de ciel mais beaucoup de terre dans tes images. Le format de l’image joue un rôle également, mais il y a quelque chose d’extrêmement intéressant dans cette proportion-là, qui exprime le lien entre l’homme et la terre, la terre qui protège et la terre qui, peut-être, aussi…

Y. M. : Bois ton sang.

M. Z. : « Poussière tu es, poussière tu retourneras. »

Y. M. : Cette poussière, ces grains minuscules, m’évoquent la question de la netteté. C’est cela que je cherchais avec la chambre 20 × 25, la netteté. La possibilité d’exprimer visuellement mon expérience du terrain, de retrouver les sensations du soldat. Au Liban, pris sous le feu des Israéliens, une cluster bomb est venue vers nous, volant à une vitesse modérée. J’étais avec un autre photographe, Hervé Merliac. On s’est tous les deux mis à gratter la terre pour essayer de s’y cacher car nous savions que la bombe exploserait dès qu’elle toucherait le point d’impact. Elle est tombée entre nous et n’a pas explosé, mais si ça avait été le cas, ma dernière vision aurait été celle de la terre. Elle était rouge. Je creusais pour essayer de me protéger et j’ai pu voir tous les grains de terre, tous ! Pas le ciel, mais la terre, elle est la dernière demeure et la dernière vision.

M. Z. : Tes choix de cadrage, très spécifiques, confèrent également à tes images une dimension politique, dans le sens le plus vaste du terme. Elles portent en elles un récit, allant bien au-delà de leur dimension plastique, du fait de la présence d’éléments, d’objets et de traces qui se révèlent ultra-signifiants.

Y. M. : Oui, l’histoire à lire et à comprendre m’importe davantage que la dimension plastique. Pour la photographie du Monte Grappa, j’ai choisi l’hiver. Les tombes ont une hauteur de deux mètres et sont recouvertes d’un immense linceul de neige. Elles dépassent seulement d’une vingtaine de centimètres. Comme un individu de deux mètres de haut qui se tiendrait là et dont on ne verrait plus que la tête. Il est enfoui dans le blanc, présence voilée par le linceul, il reste là, pour témoigner. C’est comme une mémoire qui s’érode, il ne faudrait plus que 20 centimètres de neige pour que tout disparaisse, mais il reste encore cette vision-là.

M. Z. : Dans un autre registre, la prise de vue du canyon de Chelly ne l’embrasse pas dans son entier mais le montre néanmoins tel qu’il est, immense, au creux duquel persiste la force d’un sentier, la trace d’une piste battue dont on comprend qu’elle est utilisée et parcourue par le pas de l’homme. Pour chaque photo, dans le présent, se reposent ces questions au passé : « Quand ? Où ? Comment ? Qui ? Pour qui ? »

Y. M. : J’essaie de comprendre le déroulement de ces grandes batailles mythiques, et précisément, quid du mythe, quid de la réalité ? Parfois cela devient un exercice de démystification, comme l’a réalisé Stendhal à travers le regard de Fabrice sur la bataille de Waterloo en écrivant La Chartreuse de Parme. Le pont d’Arcole illustre parfaitement la désillusion vécue entre le mythe, l’imaginaire, et la réalité de la situation géographique de la bataille. Elle est mythique, et ce, pour plusieurs raisons. Ce fut d’abord une grande bataille de Napoléon. C’est avec elle qu’il commence à se constituer un personnage également devenu mythique. Le tableau du pont d’Arcole du peintre Antoine-Jean Gros viendra magnifier l’ensemble en perpétuant la légende de l’affrontement à travers le temps. Alors on imagine le pont d’Arcole comme un pont immense, avec les armées françaises et autrichiennes de chaque côté. Quand on arrive, le principe de réalité nous violente quelque peu !

M. Z. : Le pont a été en partie reconstruit. Les piliers sont d’origine et en face un monument – un obélisque – indique : « Ici se trouve le pont d’Arcole. »

Y. M. : Une banalité effrayante, des panneaux d’indication, un petit cours d’eau. Alors on commence à comprendre que la bataille n’était peut-être pas aussi importante que ce qu’en a perpétué l’Histoire.

M. Z. : De même pour la bataille de l’Alma, pendant la guerre de Crimée, sous Napoléon III. Cette image est criante au niveau de l’écart qui peut exister entre le mythe et la réalité, elle révèle la grandiloquence que l’imaginaire populaire a voulu attribuer à ce combat. L’Alma, un ruisseau !

Y. M. : Oui, un ruisseau sans histoire, un petit cours d’eau que l’on peut enjamber. Au fond, on voit le cimetière des Russes, un monument blanc. C’est étonnant, à chaque fois je suis surpris. C’est l’une des raisons pour lesquelles, maintenant, je suis un peu drogué aux champs de bataille. À chaque fois j’ai l’impression de découvrir des nouveautés, comme les pyramides.

M. Z. : Effectivement, en ce qui concerne les campagnes napoléoniennes, l’histoire semble se répéter avec la bataille des Pyramides, en Égypte. Un lieu ensoleillé de désolation.

Y. M. : Elle appartient au registre de ce que l’on peut appeler les « guerres médiatisées », des batailles connues du fait de l’inspiration qu’elles ont suscitée dans l’espace littéraire ou pictural, et plus encore par la qualité des œuvres artistiques qui en ont découlé. La bataille des Pyramides fut picturalement « restituée » par Antoine-Jean Gros, tableau dans lequel on peut voir Napoléon avec en arrière-plan les pyramides, toutes proches. En réalité, la bataille se déroula dans une plaine où l’on trouve actuellement un village nommé Embabèh, situé à une vingtaine de kilomètres des pyramides. Donc le tableau nous ment effrontément ! Depuis Embabèh, je ne discerne pas la moindre pyramide.

M. Z. : L’Histoire a une vue très perçante…

Y. M. : J’ai quand même passé une demi-journée là-bas à chercher les traces de cette grande bataille des Pyramides durant laquelle les mamelouks se sont opposés à Napoléon. J’y ai vu un espace en voie d’urbanisation à l’abandon. Les promoteurs n’ont pas eu les moyens suffisants pour terminer les bâtiments et les rues. Les gens vivent autour, comme ça, dans la misère. M. Z. : Dans un décor de grands camions. Et c’est encore un lieu de conflits aujourd’hui, entre les Frères musulmans et l’armée égyptienne.

Y. M. : Ce lieu a été encerclé, donc il n’a pas été simple à trouver ni à photographier. J’ai fait très vite, j’avais anticipé la préparation de tout le matériel, de la chambre, etc. Quand je l’ai sortie, les gens se sont mis à téléphoner. L’Égypte, c’est compliqué à photographier.

M. Z. : La bataille de Lumphanan est un autre exemple de médiatisation culturelle de la guerre.

Y. M. : Exact. Elle s’est tenue en Écosse, au xie siècle, entre des clans écossais, et inspira la tragédie shakespearienne bien connue de Macbeth, elle-même adaptée au cinéma par Orson Wells. Ces mythes me touchent, peut-être en raison de mes origines celtiques, et donc à nouveau ce désir tenace de découvrir le lieu m’a pris. Ce fut une sorte de quête, très sérieuse, car les documents officiels et historiques manquent cruellement ici ! Le véritable endroit où s’est tenu l’affrontement nous est inconnu, mais nous avons cette citation qui relate les événements à peu près ainsi : « L’homme qui n’est pas né de la femme […] là où le bois avance, sa tête fut tranchée […]. » J’ai passé une journée à chercher ce lieu, ce bois qui avance. Et j’en ai trouvé un, à côté duquel se situe un tout petit bosquet comportant une pierre sur laquelle est gravé : « C’est ici que le roi Macbeth a trouvé la mort. » Là, à un emplacement improbable et complètement perdu. Aucun Écossais parmi ceux rencontrés n’avait pu me renseigner.

M. Z. : Il semble que la plupart des lieux ne soient pas marqués par un élément visant à conserver la trace de l’événement ?

Y. M. : Il faut vraiment que le lieu soit très connu, comme à Verdun. Mais la majorité des lieux photographiés, environ sept sur dix, sont banalisés, passant inaperçus.

M. Z. : As-tu tout de même rencontré des gens, dans ces lieux ignorés de l’Histoire ?

Y. M. : Oui en Vendée, au bois du Moulin-aux-Chèvres ! Ce fut très étonnant. Je range cette bataille parmi celles des guerres oubliées. Et pourtant diablement importantes… On est à la fin de la période révolutionnaire française, en 1793. C’est la guerre des chouans, et il faut bien le dire, un génocide. La France aussi est un pays où parfois la mémoire fait défaut. Il reste si peu de traces des massacres vendéens, même dans la littérature, en dehors de Quatrevingt-treize de Victor Hugo, alors que 150 000 personnes ont été tuées d’une manière affreuse !

M. Z. : On connaît pourtant le récit de Westermann adressé au Comité de salut public. Mais cette page de l’Histoire est comme un trou noir dans la mémoire collective.

Y. M. : Oui, parce que la Révolution c’est la mythologie de la liberté, de la fraternité, de l’égalité, donc on ne peut pas affronter tous ces morts en face, l’ennemi doit forcément venir de l’extérieur.

M. Z. : Dire que la République s’est aussi construite dans le sang et le sacrifice de populations innocentes est encore difficile à admettre.

Y. M. : Oui, c’est difficile à dire. La terre a bu le sang et aujourd’hui le lieu est ardu à trouver. La direction de l’endroit où le massacre a été commis est indiquée par un simple panneau au bord de la route. Je l’ai trouvé presque par hasard. Et là, quelque chose m’a impressionné. Durant le laps de temps que j’ai passé sur les lieux, soit une heure environ, une vingtaine de personnes sont venues se recueillir. C’était vraiment étrange et étonnant. En une journée banale, à une date ordinaire, a priori reliée à aucun anniversaire ou commémoration. Et pourtant, plus de deux siècles après, il y a encore des gens qui se sentent vendéens, chouans, qui ne sont peut-être pas encore dans la culture de la République.

M. Z. : Oui, ou bien des gens qui le sont mais qui portent encore en héritage le fait d’avoir été les victimes sacrificielles de cette République. Tes images sont d’ailleurs étonnantes, très belles.

Y. M. : Elles n’appartiennent pas aux canons esthétiques mais elles ont cette espèce de force liée à la matière, cette croix rouge, la croix des chouans. Elles sont faites sur la pierre.

M. Z. : Des roches dans une forêt, la pierre mêlée à la puissance évocatrice de la végétation. À plusieurs reprises, dans tes images, on est face à des lieux où la nature reprend possession de l’espace, un nouveau cycle végétatif nourri au sang des batailles. On retrouve cela de manière absolument bouleversante dans tes photographies de la Grande Guerre, notamment celle du Chemin des Dames ou encore dans tes images du Viêt-Nam.

Y. M. : Les arbres. Les arbres sont très importants.

M. Z. : Des lieux parfois tellement beaux que l’on dirait des paysages de carte postale, comme Montaperti, dans la campagne siennoise, qui verra se répandre sur son sol le sang de plus de 15 000 soldats. Ils succombent dans la beauté, même si en contrepoint, au premier plan, il y a ces espèces de racines, ombres étranges qui viennent manger l’image, la ronger et proliférer sur la beauté comme la peste.

Y. M. : Le genre « carte postale » s’est imposé concernant les champs de bataille qui furent des villes ou ceux dont l’espace a depuis longtemps été envahi par l’urbanisation. Grenade par exemple, et le jardin de l’Alhambra. Les cadrages sont de facture classique, parfois picturale. Le choix de ce genre, la carte postale, parle de la mémoire, de la manière dont on peut raconter l’histoire de la ville, cette fameuse prise de Grenade. Faire une carte postale de l’Alhambra signifie « Rappelez-vous », à la manière d’un monument, celui d’Alésia par exemple. La carte postale n’est pas un monument en dur mais raconte une architecture ancienne, encore debout, que l’on visite aujourd’hui. Elle est la trace d’une civilisation qui a existé autrefois, en ce lieu. En Espagne, ce procédé s’imposa naturellement à plusieurs reprises. Pour Tolède et Teruel entre autres.

M. Z. : L’exemple du Mexique est particulièrement frappant. La mémoire de différents événements cristallisée par trois architectures symboliques, au même endroit. À Cholula comme à Mexico, anciennement Tenochtitlán, la capitale aztèque à l’époque d’Hernán Cortés, trois niveaux de lecture s’offrent à nous.

Y. M. : C’est le condensé de l’histoire de la Constitution nationale mexicaine. Au premier plan une vieille barrière, au fond une barre aux allures de HLM en mauvais état. Sur la droite une église et au centre, un sous-bassement de pierre recouvert de pelouse, les restes du temple aztèque, où furent tués les derniers combattants. Un seul espace traversé par cinq siècles, et la trace symbolique des Aztèques, des Espagnols et des Mexicains. Ce lieu s’appelle « la place des Trois Cultures ». Ça participe de la mémoire collective d’un peuple et de sa constitution historique. Effectivement la bataille comme le monument font office de lien symbolique entre les gens, de même que l’église ou la mairie. Mais les combats sont des liens de souffrances.

M. Z. : N’y a-t-il pas un élément supplémentaire, de l’ordre du genius loci, l’esprit du lieu ? Ne serait-ce qu’en raison des affrontements sanglants dont ils furent les témoins ? Que reste-t-il dans un espace limité où beaucoup d’hommes meurent dans un laps de temps restreint ? Le lieu porte-t-il des marques invisibles que la photographie, comme par miracle, pourrait révéler ? Une impression, au vrai sens du terme ?

Y. M. : Comme une empreinte finalement. Je ne sais pas. Mais chaque prise de vue participe d’un recueillement, non pas une commémoration mais, véritablement, un recueillement. Je n’essaie jamais de faire de belles photos ou de belles images, au sens esthétique du mot, car ce serait trahir l’esprit des combattants, prendre part au spectacle. Et qui peut dire que la guerre est une belle chose, quand bien même elle serait juste ? Alors sur le terrain, je n’attends pas la jolie lumière qui va bien, je prends les choses telles qu’elles sont, telles qu’elles se présentent à moi à ce moment-là, toujours dans l’esprit de la quête.

M. Z. : C’est peut-être ce qui donne cette force à certaines de tes images, il s’en dégage une vérité, qui n’est pas celle des filtres, des couchers de soleil et des effets de style. Mais comme toujours, aucun systématisme dans ton travail. La prise de vue de Saint-Jean-d’Acre en est un bon exemple, car tu joues tout de même un peu de la mise en scène, ici.

Y. M. : Il s’agit plus de mise en situation relative à la bataille que de mise en scène visant à une manipulation du résultat. L’image ne montre pas Saint-Jean-d’Acre mais la vue depuis Saint-Jean-d’Acre. C’est le regard du croisé en poste qui attend l’assaut des félouques, venues de la mer. La mer était plus importante que la ville. Le regard se porte donc vers l’horizon d’où le danger arrive, d’où la mort peut surgir.

M. Z. : D’où la mort est effectivement venue, comme à Trafalgar.

Y. M. : Oui, un affrontement au large. Une bataille navale, la mer à trois cent soixante degrés, quel angle choisir ?

M. Z. : Une fois de plus, tu prends le point de vue du combattant, tu intègres la logique du soldat.

Y. M. : Oui, un soldat échoué sur le rivage qui se retourne vers la pleine mer où son bateau a coulé. Il est monté dans une chaloupe de fortune pour atteindre la rive. Assis là, il regarde au loin la fumée, les canons… C’est la seule chose que je puisse faire, imaginer.

M. Z. : En réalité, si la situation diffère toujours, des éléments persistent dans la composition de tes images et l’accumulation des prises de vue donne lieu à l’émergence d’un certain nombre de règles empiriques et de typologies d’images. Nous avons évoqué le regard du soldat, fantassin ou général, qui raconte le cœur de l’action dans laquelle il est impliqué. Dans un tout autre registre, le genre assumé de la carte postale, de paysage mais surtout de ville – Solferino, Grenade, l’Alhambra –, genre qui a toute sa place et permet la communication d’informations de nature descriptive. Mais parfois, il s’agit d’une approche plus symbolique, pouvant aller jusqu’à évoquer un sentiment de transcendance, ou bien encore plus métaphorique. Je pense en particulier à Covadonga.

Y. M. : Au Pays basque, à Covadonga, il y a des grottes au creux d’une desquelles le roi Pélage avait trouvé refuge au viiie siècle, quand les Arabes avançaient vers Poitiers après avoir conquis toute l’Espagne. Covadonga, c’est le début de la reconquête espagnole.

M. Z. : Un jet d’eau naît de la grotte, pour devenir torrent, une vision poétique, une image de grâce.

Y. M. : Ce n’est plus le regard d’un soldat mais plutôt son espoir.

M. Z. : Je vois un autre type d’évocations métaphoriques dans tes images, comme si le temps ne modifiait pas l’espace en profondeur, comme si l’espace portait parfois en lui des stigmates indélébiles qui se révèlent dans des formes diverses mais toujours avec un sens univoque. La bataille de San Romano nous interpelle ainsi.

Y. M. : Le tableau – un triptyque – peint par Paolo Uccello fait référence dans l’histoire des grandes images de l’humanité. Alors que tout petit on a été bercé par les lois de la perspective et les cavaliers de Paolo Uccello, on peut imaginer la déception quand on arrive et que l’on découvre un terrain de football, avec derrière une cafétéria et une voiture de marque Fiat… Que faire ? C’est déroutant mais au fond, si les chevaliers de la Renaissance combattaient dans des joutes et des tournois, c’était aussi par esprit de jeu. On est toujours dans la même dimension, entre le jeu et l’affrontement. À ce moment-là il ne s’agit pas de lyrisme mais plutôt de métaphore, comme tu l’as dit. On est dans la correspondance. Tournois, compétitions, en fait c’est une chance d’avoir trouvé ce terrain de football à San Romano.

M. Z. : D’autant plus que ce terrain se situe vraisemblablement à l’endroit même de la bataille. Or à cette époque existait aussi un autre jeu, le calcio, inventé à Florence, s’appelant encore aujourd’hui le calcio fiorentino. C’est une variante très lointaine du football, mais très violente. Ce détail lié au hasard est véritablement troublant et fait écho aux théories et aux écrits de Johan Huizinga, ce grand historien hollandais, qui dans les années 1930, écrivit le texte Homo ludens dans lequel il développa sa thèse du jeu comme fondement essentiel et irréductible de l’être humain. Il y a ce chapitre très célèbre – c’était d’ailleurs un grand connaisseur de l’histoire de la Renaissance – intitulé « La guerre et le jeu ».

Y. M. : Oui, un jeu, sérieux et déroutant. Parfois un jeu de mots, de langage, un jeu-découverte, une chasse au trésor, y compris dans les nombreuses difficultés rencontrées sur le terrain. La Berezina porte bien son nom, tellement difficile ! Difficile d’accès dès lors que la neige est là. Inimaginable de photographier le lieu de cette bataille sans la neige, quand bien même, en réalité, la Berezina est le nom d’une rivière qui gèle et disparaît bien vite sous ce grand manteau blanc. Ce fut une catastrophe, une semaine dans le froid glacé de l’Est, les draps du général Hiver. Et pour réaliser cette image, j’ai eu besoin d’une journée et demie, avec l’aide de très sympathiques Biélorusses quand ma voiture a stoppé net et qu’il a fallu terminer à pied. Presque deux kilomètres dans la neige en portant la chambre 20 × 25 pour arriver sur les lieux. Une véritable expédition. C’est en cela que ces photographies sont également des témoignages, une sorte d’actualité transtemporelle, il n’y a plus de temps, seul l’espace tient en sa force de présence.

M. Z. : En deux mots, la Berezina ! D’autres jeux de langage provenant d’anecdotes guerrières persistent dans le langage courant, auxquelles certaines de tes images se réfèrent indirectement, puisque c’est lors des batailles que sont nées ces citations bien connues.

Y. M. : « On va faire Camerone ! » Camerone, entre New Mexico et Veracruz, une bataille emblématique pour la Légion étrangère, son mythe fondateur. « On va faire Camerone ! » signifie « on ne se rendra pas, on se battra jusqu’au dernier ».

M. Z. : Encore célébrée aujourd’hui !

Y. M. : Oui. Et une autre anecdote étonnante : le capitaine avait perdu sa main, une main articulée conservée aujourd’hui au musée de la Légion étrangère à Aubagne. Pourquoi Aubagne ? Parce que les Mexicains l’ont retrouvée et, en gentlemen, l’ont restituée à la France, en disant « on s’est bien battus ».

M. Z. : Il est certain que de nombreuses phrases ont été inventées après. C’est un peu comme cette tirade que l’on prête à Napoléon lors de la bataille des pyramides : « Soldats ! Vous êtes venus dans ces contrées pour les arracher à la barbarie, porter la civilisation dans l’Orient, et soustraire cette belle partie du monde au joug de l’Angleterre. Nous allons combattre. Songez que du haut de ces pyramides quarante siècles vous contemplent. »

Y. M. : Oui, tous ces mots magnifiés ou fabulés par le temps. Par la mémoire qui transforme les hommes, avec leur lot de doutes et d’égarements, leurs grands désastres, en héros de récits à travers lesquels l’insignifiance vient puiser du réconfort. Les mots sont essentiels, ils révèlent autrement. Mais ils ne sont pas les seuls. Ils peuvent s’étirer jusqu’à prendre corps. Roland Barthes a laissé entendre qu’une photo ne peut pas se passer de mots. Je dirais également que mes mots ne peuvent pas se passer de photos.

LIVRE
Champs de bataille
Yan Morvan
Editions Photosynthèses (11 novembre 2015)
660 pages
Format : 32,5 x 5,9 x 26,7 cm
http://editionsphotosyntheses.fr

EXPOSITION
Champs de bataille
Yan Morvan
Dans le cadre de Photo Saint Germain
Du 6 au 22 novembre 2015
Galerie Rue de L’Abbaye
13, Rue de L’Abbaye
75006 Paris
France

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