Lorsqu’une photographie nous apparaît, se demande-t-on quels chemins l’artiste a emprunté ? Connaît-on ses habitudes, ses manières, ses façons de faire ? Devine-t-on sa spontanéité ou son lent processus de germination ? La série Atelier et pensées continue avec le photographe ukrainien Sergey Melnitchenko. Né en 1991 à Mykolayiv, il a reçu cette année le prix Leica Newcomer pour sa série photographique Behind The Scenes [En coulisse], montrant en couleurs unies et plans rapprochés les coulisses et loges des danseuses chinoises d’un club à Chengdu.
Le titre choisi par Sergey Melnitchenko entre en parfaite résonance avec notre série. « Avec Behind the stages, j’ai souhaité travailler avec mon environnement, avec les personnes derrière la scène, dans le vestiaire. La série a été faite pour révéler l’atmosphère à l’intérieur de la loge, non pas à l’extérieur, sur scène. », Le photographe, souhaitait d’abord comprendre pour lui-même ce qui se trame avant le moment de la représentation. Pendant un mois, Sergey Melnitchenko aborde les filles avec lequel il partage une loge. Il est curieux, obstiné, se fait accepter. On lui demande fréquemment des clichés. Les filles se prennent au jeu. « Quand les filles étaient de bonne humeur, elles me demandaient de rester prendre des photos avec elle. Elle préparait des poses, elles étaient déjà prêtes à être photographiées. À la fin du mois, elles avaient complètement accepté ma présence, j’étais là tous les jours avec mon appareil photo. » Sa présence reste discrète, parfois tolérée parfois refusée. « La plupart du temps, on me refusait les photos quand les filles étaient bourrées. Parfois le manager me demandait aussi de ne pas prendre de clichés. Je lui répondais « je les fais seulement pour moi, pour mettre dans mon ordinateur ». Les clients ne l’intéressent pas non plus.
Coups du destin, petits coups de chance, mille-feuille des confluences, Behind the Scene n’aurait pas été été possible sans la succession de plusieurs facteurs. Le photographe arrive en Chine en tant que danseur. S’il est photographe depuis 2009, Sergey Melnitchenko est surtout danseur. « Depuis mes cinq ans, soit 20 ans et de poussières de métier », précise-t-il. Avec ses amis ukrainiens, russes et biélorusses, il fonde une compagnie de danse hip-hop, jazz, soul et club-dance. Ils commencent une tournée en Chine. Après avoir vogué dans le pays, ils terminent le voyage à Hong Kong et Shenzen. Ses amis dansent avec lui de 9 heures à 1 heures. Ils sont suivis des filles pour un programme plus érotique. Toutes chinoises, les danseuses ne parlent pas anglais. Sergey Melnitchenko apprend le chinois sur place et baragouine deux trois mots. Il continue, pragmatique. « Je pense que la danse m’a aidé pour la photographie. Si je ne dansais pas, je n’aurais pas pu aller en Chine et faire ma série, je n’aurais pas pu être nommé par Leica.
Autre facteur important, l’achat d’un nouvel appareil photographique – le Canon 6D – peu de temps avant son arrivée à Chengdu « Tout a commencé accidentellement. J’ai pris l’appareil un soir au club. Je n’avais pas eu l’occasion de le faire auparavant. J’ai commencé à le tester. Et quand je suis revenu à la maison, je me suis dit, « et, ça m’a l’air bien ». Dès lors, je l’ai pris tous les jours avec moi ». Dans ses photographies, on voit tout le soin apporté par Sergey Melnitchenko aux couleurs, aux détails des fesses enchevêtrées dans des collants ficelés. Le photographe semble rechercher l’instant, non pas l’éternel instant fatidique mille fois rebattu, mais au contraire celui bénin, fait de gestes répétés à l’usure, dénué de grâce et pourtant plein d’un érotisme crasse. Ses photographies semblent dominées par des couleurs monochromatiques. L’or décati des jambes des danseuses sur un fond sombre, le rose néon et poupin sur les visages fermés de relâchement, le jaune chartreuse et le vert tilleul des murs fanés. Des décennies passent et la série Showgirls de Gordon Brown semble être réactualisé. Pourtant, Melnitchenko ne compte pas d’influences, il n’a pas « d’éducation photographique, se justifie-t-il. J’y vais à l’intuition. Quand j’ai joué avec ces couleurs, j’ai compris que le résultat restituait une scène, comme au cinéma. J’ai donc pensé que les couleurs pouvaient jouer un rôle puissant dans l’image, ces couleurs simples, comme celle blanche de la loge. »
Le charme de Behind the Scenes tient aussi à la promiscuité des sujets avec le photographe. Un tel disait, on ne s’approche jamais assez, on n’est jamais trop près de son sujet. Ce n’est pas vrai de Melnitchenko. Après avoir dansé de 9 heures à 1 heures du matin, il se glisse dans la loge. Il est au plus près, sans être trop près, sans verser dans le détail obscène. Il passe silencieusement dans les couloirs réduits des loges, photographie au-travers des portes, des rideaux, dans le reflet d’un miroir, il isole chacune des danseuses et révèle leur solitude, leur concentration détachée, leur train-train. C’est toute la puissance de cette série, attentive à la restitution d’une atmosphère poisseuse, crue et plaisante.
Arthur Dayras
Arthur Dayras est un auteur spécialisé en photographie qui vit et travaille à Paris.
Sergey Melnitchenko est un photographe ukrainien qui vit et travaille en Chine.
www.melnitchenko.com