Une exposition qui retrace une époque de violentes confrontations dans le New York des années 1980 à 2000.
Nous sommes à New York, dans les années 1980, juste après la crise budgétaire de la décennie précédente. Le nombre de sans-abris atteint des sommets inégalés, que les 60 000 estimés pour 2017 viennent tout juste de dépasser. Les tensions sociales et ethniques grondent dans les cinq boroughs newyorkais. « Le South Bronx s’était littéralement consumé, tout comme le quartier de Brownsville, à Brooklyn. Il y avait partout de vastes étendues de terrains vides. Malgré la présidence de Reagan, l’impact de la crise économique se faisait lourdement sentir sur la ville » explique Ricky Flores.
Actif au cours de ces années turbulentes de l’histoire de New York, ce photographe né de parents portoricains dans le Bronx est exposé au Bronx Documentary Center, dans le cadre de Whose Streets? Our Streets!: New York City, 1980-2000. Étrangement pertinente et d’actualité, cette exposition résulte d’une année et demie de travail pour Meg Handler, photographe et ancienne éditrice photo chez The Village Voice, et Tamar Carrol, auteure de Mobilizing New York: AIDS, Antipoverty, and Feminist Activism [mobilisation de New York : SIDA, lutte contre la précarité et féminisme].
« Ce qui est fascinant, c’est de voir les point communs avec la situation actuelle », explique Ricky Flores. Il fait référence à un événement qui va marquer un tournant dans les tensions ethniques de 1991 : alors que passe un convoi transportant un rabbin de Crown Heights, Brooklyn, l’une des voitures percute un enfant noir, Gavin Cato, qui décède. Aussitôt naissent de violents affrontements entre la communauté noire et la communauté juive orthodoxe. Ces émeutes sanglantes formeront un sujet de contentieux majeur lors de la course aux municipales de 1993 et contribueront à la défaite du maire afro-américain David Dinkins. « Aujourd’hui, poursuit Flores, nous avons un président afro-américain et nous effectuons un virage à 180 degrés. C’est également le sentiment que nous avait donné l’affaire Rudy Giuliani. »
Et justement, l’une des œuvres choisies pour l’exposition est de la photographe engagée Carolina Kroon. Prise en avril 1995, l’image capture une manifestation coordonnée qui devait attirer l’attention et encourager l’opposition aux restrictions budgétaires proposées par le maire Rudolph W. Giuliani. Le rassemblement comptait des centaines d’activistes qui bloquèrent deux ponts et deux tunnels de Manhattan en pleine heure de pointe. « La manifestation a attiré énormément d’attention médiatique et Giuliani a fini par renoncer à de nombreuses coupes budgétaires. C’était significatif, de constater qu’on pouvait influencer les événements et c’est pour ça que c’était important de consigner l’événement », déclare Carolina Kroon.
Ce que cette image montre également, c’est l’identité commune entre les différents courants manifestants de l’époque : étudiants, sans-abris, travailleurs sociaux, handicapés, membres des familles de personnes tuées par la police, activistes engagés dans la lutte contre le SIDA, pour les droits des communautés homosexuelles, et pour ceux des minorités… Tous ces mouvements découlent d’une seule et même intention. « Il y a eu un véritable flot de manifestations. Pendant quelques années, les événements se sont enchaînés les uns après les autres. Les gens descendaient dans la rue et perturbaient la vie urbaine de façons très différentes et créatives », se souvient Ricky Flores.
Les manifestants prenaient souvent la police par surprise, comme par exemple le 21 décembre 1987, lorsqu’ils prirent d’assaut des rails de chemin de fer pour protester contre l’acquittement prononcé à l’occasion de l’affaire Rodney King. C’était une première. « New York était brisée, à l’époque, mais en même temps, elle vibrait de vie et d’impertinence», raconte le photographe Richard Sandler. « Les gens oublient que des gens se sont battus pour la plupart des choses qui sont à la base de notre société. Il y a une tendance générale à se plaindre sans s’impliquer dans ce qui pourrait apporter du changement. J’espère que cette expo va influencer les plus jeunes et qu’elle poussera les plus âgés à reprendre le chemin des rails ! » s’exclame Carolina Kroon.
L’exposition comporte une note militante évidente que l’on retrouve dans son site web. Véritable mine d’informations, la version en ligne comprend la plupart des photos exposées, accompagnées de textes et de vidéos d’entretiens menés avec certains des quelque 38 photographes exposés. « Dès le départ, explique Meg Handler, nous avons conçu le site comme une extension de l’exposition. Notre volonté est de disposer d’une archive qui soutienne l’activisme et pour l’instant, le site web s’en acquitte fort bien ».
C’est également ce que fait l’exposition dans sa forme. « Soixante-cinq des œuvres sont placardées sous forme d’affiches sur les murs extérieurs de la galerie, ce qui permet à la communauté d’y réagir au sein de l’espace public, ajoute Meg Handler. Sur un plan historique, l’affiche a toujours été une forme de protestation, de geste militant ».
Si on lit entre les lignes, on s’aperçoit qu’il s’agit également de souligner que la photographie est intimement liée à la démarche militante. Les années en question ont vu la montée d’Impact Visuals, une agence d’un nouveau genre, qui a diffusé une bonne part des photographes exposés. « C’était une agence de presse dont l’identité politique était très marquée. On couvrait des histoires passées sous silence, en allant jusqu’au fond des choses », raconte Carolina Kroon, qui a débuté sa carrière avec Impact Visuals. « Impact était une agence extrêmement progressiste, qui a probablement inspiré des agences photos plus récentes, comme Noor par exemple », opine Meg Handler.
S’ils n’étaient pas tous membres d’Impact Visuals, tous les photographes représentés ici sont connus pour leur engagement politique. « En tant que portoricain, j’avais une vision unique de ce que pouvait signifier l’oppression, car je la subissais, raconte Ricky Flores. Quand j’entendais les sirènes remonter la rue, je savais que c’était sans doute pour mon immeuble, ou celui d’en face. Et moi, j’étais déjà là, avec mon appareil, et je prenais des photos de ma communauté, de mes amis et de ma famille. Mon travail était donc à la fois politique et très personnel ».
La vaste quantité de questions que provoque l’exposition est impressionnante et suscite l’engagement. « Pour la plupart d’entre nous, l’activisme est toujours indispensable, et le fait d’en rendre compte l’est tout autant, explique Carolina Kroon. Même si Hilary avait gagné, il y aurait eu un travail considérable à effectuer. C’est le contraire qui s’est passé, et c’est pire que ce que nous pouvions imaginer. Notre travail est donc d’autant plus important. Cela nous rappelle que des milliers de personnes s’acharnent à changer les choses depuis des milliers d’années ». Cette exposition est un incontournable absolu.
Laurence Cornet
Laurence Cornet est journaliste spécialisée en photographie, et commissaire d’exposition indépendante. Elle vit et travaille à New York.
‘Whose Streets? Our Streets!‘: New York City, 1980-2000
Du 14 janvier au 5 mars 2017
Bronx Documentary Center
614 Courtlandt Ave
Bronx, NY 10451
USA