L’Américain Weston Naef a été durant quarante ans conservateur au Metropolitan Museum de New York puis au J. Paul Getty Museum de Los Angeles, une institution qu’il a aidé à acquérir l’une des plus grandes collections de photographie au monde. Une longue carrière jalonnée par de retentissantes expositions de précurseurs tels que William Henry Fox Talbot, Julia Margaret Cameron, Roger Fenton, Gustave Le Gray, Walker Evans, Eugene Atget, Dorothea Lange, Manuel Alvarez Bravo ou Carleton Watkins. Fidèle à sa rigueur et à sa politique, Weston Naef a fait de l’inventaire photographique de ce dernier l’une des grandes fouilles de sa carrière. La Lettre a rencontré le loquace conservateur autour d’un café un dimanche ensoleillé à Chelsea.
Jonas Cuénin : Weston, vous avez eu une longue et riche carrière, et ce n’est pas encore totalement terminé. Comment êtes vous venu à la photographie ?
Weston Naef : Je suis venu à la photographie grâce à la gravure française, sujet que j’ai étudié à l’université. J’ai choisis de faire ma dissertation doctorale sur les graveurs français contemporain d’Honoré Daumier. J’ai ensuite candidaté à un stage étudiant au Metropolitan Museum de New York où j’ai été pris à l’été 1969, et où rapidement, j’ai été invité à travailler avec le département photographique du musée. A l’époque, j’avais seulement quelques notions de photographie. Bien sûr, j’avais vu le travail du photographe Nadar, auteur d’un portrait de Daumier, mais déjà je commençais à m’intéresser au rôle de la photographie et son évolution parallèle à celle de la lithographie des années 1840. Je suis tout de suite tombé amoureux de ce médium.
Jonas Cuénin : Il y a eu le MET mais ensuite un autre grand musée…
Weston Naef : Oui, en 1970, le MET m’a employé à plein temps. J’y suis resté jusqu’en 1984. Puis j’ai filé au J. Paul Getty Museum de Los Angeles où j’ai officié en tant que conservateur en photographie pendant presque vingt cinq ans.
Jonas Cuénin : A cette époque, quelle était l’activité du département photographique du Getty Museum ?
Weston Naef : Il n’existait pratiquement pas. J’ai persuadé les fidèles et les directeurs de collecter un grand nombre de photographies. Nous avons acquis une vingtaine de collections différentes d’un seul coup. Six ou sept dans leur intégralité.
Jonas Cuénin : Quel rôle a tenu le conservateur Daniel Wolf dans ces acquisitions ?
Weston Naef : Il a été mon proche partenaire.
Jonas Cuénin : Quel a été l’impact de cet événement dans le monde de la photographie ?
Weston Naef : Cela a tout changé du jour au lendemain. Car ces milliers de matériaux rares ne sont plus restés, au sens du marché de l’art, en surplomb. Un certain nombre de collectionneurs voulaient vendre leurs collections à des prix qu’ils estimaient justes. Le Getty Museum a rempli ces conditions et la photographie a pris une grande valeur. En partie pour la rareté des images mais aussi à cause du facteur de célébrité. Les gens se sont dits : « Si le Getty achète des photos, peut-être devrions nous l’imiter. » A ce moment, plusieurs musées ou collectionneurs d’art ont non seulement continué à acheter peintures, dessins, sculptures mais ont aussi commencé à fortement s’intéresser aux photographies. C’était à l’apogée du photojournalisme mais aussi à une période où la nature du journalisme était en train de changer. Life Magazine allait peu de temps après déposer le bilan. Lorsque le Getty Museum a acheté des photos de reportage, certains travaux de photojournalistes sont devenus de l’art.
Jonas Cuénin : Quel bilan faites vous de votre politique d’acquisition appliquée durant ces vingt cinq années passées au Getty ?
Weston Naef : J’en suis fier, certainement. J’ai instauré une politique qui me paraît aujourd’hui importante. Il est indispensable de collecter les travaux des meilleurs photographes dans le plus grand nombre possible de tirages. Parmi la cinquantaine de photographes, dont nous détenons l’œuvre en profondeur, figurent aujourd’hui un millier de photographies de Walker Evans, un millier de August Sander, deux cents de Le Gray, deux cents de Fenton, cent cinquante de Kertész etc.
Jonas Cuénin : Et concernant la diffusion ?
Weston Naef : Nous avons travaillé à proposer diverses publications. De petits livres au prix abordable qui donnent la possibilité de se documenter sur les figures majeurs de lu médium. Mais aussi des livres plus conséquents, et plus chers, destinés eux aux professionnels, conservateurs, collectionneurs, journalistes.
Jonas Cuénin : Durant votre carrière, vous avez organisé un grand nombre d’expositions. Y en a-t-il une que vous avez préférée ?
Weston Naef : Comment pourrais-je ? Bon, si je dois répondre, je dirais sûrement celle dédiée à Manuel Alvarez Bravo. Pour la beauté de l’histoire qu’il y a derrière. Celle d’un vieil homme de quatre vingt dix ans qui m’appelle un jour et m’apporte soixante photos de Don Manuel, d’une extrême qualité et finesse, dans une boite de blanchisseur en carton.
Jonas Cuénin : Carleton Watkins est assurément le photographe que vous chérissez le plus depuis trente ans. Comment avez-vous découvert son œuvre quasi oubliée des livres d’histoire ?
Weston Naef : J’ai fait sa connaissance lors d’une exposition que j’ai organisé au Metropolitan Museum de New York en 1975, Era of exploration. Elle contenait le travail de cinq photographes : Eadward Muybridge, Timothy O’Sullivan, William Henry Jackson, Andrew Russell et Carleton Watkins. Je me suis aperçu qu’il n’était quasiment pas présent dans les grandes expositions traitant du même sujet ou dans les encyclopédies de la photographie. Lorsque j’ai découvert ses photos, j’ai tout de suite reconnu l’œuvre d’un photographe sous évalué. Par la suite, je me suis aperçu qu’il manquait un certain nombre de pièces au puzzle de sa vie. Quelques mystères qui se sont avérés difficiles à percer. J’ai étudié son œuvre et rassemblé des pièces pendant quinze ans, puis quinze autres ont été nécessaires à la réalisation active du catalogue publié cette semaine. Ce livre est toutefois un effort d’équipe.
Jonas Cuénin : Carleton Watkins : The Complet Mammoth Photographs est votre dernier ouvrage, mais il n’est pas le seul. Quelle est l’importance de la publication en photographie ?
Weston Naef : Si nous nous référons à Carleton Watkins, la tragédie de sa vie est qu’il ait réalisé ses photos avant qu’elles puissent être mécaniquement reproduites. Il a été un fournisseur de nombreux éditeurs qui possédaient ses photos en une unique gravure. S’il avait été plus contemporain, il aurait embrassé avec enthousiasme l’ère de la reproduction photographique. Imaginez que vous ne puissiez pas reproduire vos images, vous tombez dans l’obscurité. C’est l’histoire personnelle de Carleton Watkins !
Propos recueillis par Jonas Cuénin