« La forêt respirait, plus ample, plus éveillée, attentive jusqu’au fond de ses forts et de ses caches soudain remués aux signes énigmatiques d’on ne savait quel retour des temps – un temps de grandes chasses et de hautes chevauchées – on eût dit que la vieille bauge mérovingienne flairait encore dans l’air un parfum oublié qui la faisait revivre. »
« […] l’horizon des bois se fonçait d’un cerne mauve […] la terre même jaunissait d’un mauvais teint, que le temps la travaillait d’une fièvre lente : on marchait sur elle comme sur un cadavre qui commence à sentir. »
Julien Gracq, Un balcon en forêt, 1958
Cet hiver sont tombés les pins parasols centenaires de la Villa Médicis. Signe brutal et fédérateur, les cimes majestueuses et historiques de ces arbres disparus projettent leur ombre mélancolique, inspirante et tutélaire sur l’édition 2019 de ¡ Viva Villa !
La figure de l’arbre surgit, hante l’imaginaire et la pensée actuelle comme la rémanence d’un monde en passe de disparaître. Cette pensée écologique et politique habite nombre d’œuvres des artistes des trois prestigieuses résidences artistiques – la Villa Médicis, la Casa de Velázquez et la Villa Kujoyama.
La silhouette de l’arbre filmée, son tronc sculpté suspendu sur une scène, des forêts de bambous muséifiées comme un topos menacé à l’ère de l’anthropocène, une flore classifiée, de l’invasion des forêts d’eucalyptus à la vertu phytothérapeutique et symbolique de l’ail ou celle de l’indigo. Du paysage déforesté et vidé de ses villages dont l’indécision poétique hésite entre présent et effondrement annoncé, scènes de dystopies d’un monde ébranlé jusqu’aux nouveaux objets et matériaux hybrides, il semble que chacun développe dans sa discipline – vidéo, peinture, écriture, théâtre, danse, performance, sculpture, gravure, architecture, musique, design et métiers d’art, cinéma… – des imaginaires écologiques et poétiques marqués par cette « vie des plantes » menacée (Emanuele Coccia).
Reliés à l’histoire, à une histoire culturelle puissante, beaucoup tentent de penser la manière dont ce lien au passé subsiste, irrigue notre présent : sont ainsi évoqués la Bataille de San Romano de Paolo Uccello et sa forêt de lances, les antécédents d’une pensée écologique avec les figures de Joseph Beuys (Défense de la nature, 1977) ou de Robert Smithson en visite à Rome, la notion d’effondrement selon Aby Warburg (La Guérison infinie) entre le moi et le monde, l’approche organique de Buñuel, le matiérisme de Millares et de Tapiès, l’hybridation animiste de la culture Dogon et de l’usage du smartphone, le spiritisme d’un Edison annonçant un au-delà numérique, l’effacement selon Maurice Blanchot, Claude Régy ou Louis-René des Forêts, l’actionnisme japonais Gutaï et la notion de don, le phénomène de l’irradiation, celui de la danse butō …
L’exposition offre ainsi un cheminement en six chapitres qui permet d’entrevoir tout d’abord les projections d’un futur, entre effondrements et hétérotopies puis les descriptions diverses de notre présent anthropocène autour d’un ensemble cohérent d’espèce d’herbiers développant des imaginaires écologiques et une réflexion sur le temps organique et corporel sous l’image de la mémoire des éléphants enfin, la question du lien au passé est posée à travers les vestiges et images résurgentes et les anamorphoses ou hybridations.
Une programmation de musique, de films, théâtre et danse mêle mouvements, images, textes et sons à cette errance en art.
Cécile Debray, Commissaire
* Titre emprunté à une pièce chorégraphique de Benjamin Bertrand, résident de la Villa Kujoyama 2019