La Casa de Velázquez nous propose de découvrir 5 photographes : Anais Boudot, Maria do Mar Rêgo, Marianne Wasowska, Anna Katharina Scheidegger, et Aurore Valade
Anais Boudot
« C’est sur les traces de Thérèse d’Avila et Jean de la Croix, qu’Anaïs Boudot est partie lors de son année à la Casa de Velázquez. La figure d’une femme qui marche à travers les paysages et son cheminement intérieur a guidé la série La noche oscura. Un premier ensemble réunit des photographies de lieux de cultes, lieux de passages et d’habitation à travers l’Espagne des mystiques. En noir et blanc, ces éléments architecturaux semblent baigner dans une nuit d’encre, tant les ciels et arrière-plans ne sont qu’aplat de noir, à l’intensité mate presque tangible. Dans cette indétermination entre le positif et le négatif, le jour et la nuit, Anaïs Boudot aborde la limite du visible. Un second ensemble forme le contre-point lumineux à ces architectures nocturnes et mystérieuses. Des images, glanées dans la sierra, représentent des détails de nature, où pierres et éléments végétaux s’entremêlent, parfois jusqu’à saturation et où la couleur or domine, accédant au statut d’objet, voire d’icône. Cette série a été présentée à ¡ Viva Villa ! à l’Institut Français de Madrid, à la Galerie Binome ou encore à l’Abbaye Saint-Georges de Boscherville.
A la Casa de Velázquez, Anaïs Boudot a ainsi pu développer son travail d’expérimentation au laboratoire comme à l’atelier, transformant image digitale en négatif, tirant ses images sur verre comme sur pierre, explorant d’autres lieux intérieurs. Depuis, elle se promène, parcourant des territoires pour y glaner des matériaux d’images, en montagne, en forêt, au plus près de l’eau. Récemment en résidence à Bilbao Arte, son attention s’est portée sur les formations rocheuses, véritables cartographies des temps. Entre quête mystique et mission photographique, sa démarche se poursuit dans le laboratoire qu’elle transforme en atelier d’artiste, un espace mental qui prolonge ses expériences avec les éléments naturels. Elle est représentée par la Galerie Binome à Paris. »
Maria do Mar Rêgo
« Depuis 2007 je développe différents projets photographiques, individuels et collectifs. Ces projets sont le fruit d’un parcours d’études et de vie toujours développés entre le Portugal, mon pays, et mon lieu de résidence (2001-2007 : Barcelone et Bruxelles ; 2007-2010 : Arles et Madrid ; 2010-2015 : Berlin ; 2015-2016 : Madrid ; 2017-2019 : Lisbonne et Évora). De mes années de formation et de pratique professionnelle, je garde des expériences de collaborations et de partenariats avec des acteurs du contexte artistique européen qui bénéficient et nourrissent mon travail, ma vie.
Parallèlement à mes travaux artistiques et expositions, j’ai l’occasion de collaborer avec d’autres artistes, de diriger des workshops et de donner des conférences, ce sont des expériences de travail de plus en plus transversales tant au niveau de l’exécution comme à celui de la diffusion.
Devenir membre de la section artistique de la Casa de Velázquez fut la reconnaissance de l’importance du parcours international que j’ai débuté il y a plus de dix-huit ans. Pouvoir ainsi développer le projet de La Traversée, sur les rives du Miño, du Douro, du Tage et de la Guadiana a été une chance, porteuse de réponses, collaborations et retrouvailles essentielles qui ont changé à jamais la forme de voir et d’exécuter mon travail.
Avoir été membre artiste de la Casa de Velázquez est une marque dans ma trajectoire, un repère essentiel pour moi. Premièrement, être artiste en résidence, dans les conditions offertes par la Casa de Velázquez, nous donne du temps. Nous prenons le temps, non seulement de créer, mais surtout de faire des erreurs. Expérimenter, errer et, éventuellement, trouver quelque chose de nouveau.
Ensuite, la Casa m’a permis de trouver une nouvelle communauté d’artistes, d’acteurs du contexte artistique local et de fournisseurs. A posteriori, avec quelques-uns j’ai coproduit certaines de mes œuvres. Trois ans après mon séjour à Madrid, je collabore avec des artistes membres ou boursiers dans de nouveaux projets, en territoire espagnol et portugais.
Finalement, la période en résidence artistique fut, et reste, un moment idéal pour les présentations et les expositions, car des décisions (de forme, d’installation, etc.) doivent être prises.
Mettre des mots sur le travail que vous développez est un véhicule puissant pour comprendre si le désir d’expression et l’image qui en résulte sont alignés.
Participer à ¡ Viva Villa ! dans sa première édition a été l’occasion de connaître les parcours, les travaux et les réalités d’autres artistes résidents en Italie ou au Japon. Le cycle de conférences – même avec une audience spécialisée et restreinte – a été très révélateur. Personnellement, installer des photographies dans une salle du Conseil Constitutionnel fut un exercice très intéressant à accomplir. Pour garder la base de mon travail de photographie analogique j’avais choisi de faire une projection avec des diapositives dans une des salles « nobles » du Conseil, et la pièce surprenait les visiteurs venus découvrir un bâtiment institutionnel et historique.
www.mariadomarrego.com
Marianne Wasowska
« Mon travail photographique se partage entre deux aspects: des projets documentaires sur le long terme, qui complémentent l’image photographique par divers types de documents (son, cartes, archives) et accordent une place centrale au lien avec la communauté dont il est question, dans le but de construire une autre façon d’être auteur. Puis une recherche sur les images mentales (mémoire, rêves) et la perception, qui s’intéresse à la façon dont la pensée est liée à l’image et dont nos expériences sensorielles modèlent notre construction du monde.
De façon générale, ma pratique de la photographie passe par l’expérience, que ce soit celle du contexte étant à l’origine de l’image, ou celle que je reconstruis en atelier au moyen d’installations. L’invisible est au cœur de mes préoccupations, tant comme stratégie politique que comme défi permanent à la représentation.
La Casa de Velázquez m’a permis d’explorer un pan de mon travail que je n’avais pas encore développé – un projet sur les rêves – et m’a apporté l’espace et les moyens dont j’avais besoin pour expérimenter une nouvelle façon de travailler la photographie.
Jusqu’alors je n’avais pratiqué qu’une approche documentaire, toujours immergée dans le réel. Le fait d’avoir un atelier et de bénéficier d’un certain isolement m’a permis de faire la place à un autre type d’image, qui demandait une écoute plus attentive et introspective.
J’ai commencé à voyager seule à 18 ans. Je voyageais pour photographier et apprenais dans un même mouvement ce que voulait dire occuper une place dans le monde en tant que femme seule, c’est à dire non accompagnée d’une homme. Photographier voulait dire revendiquer ma présence dans des contextes où je n’avais à priori rien à faire.
Ma pratique de la photographie a donc toujours été liée à la façon dont je vis ma féminité: comme un besoin de dépasser les déterminismes pour construire un rapport au monde dans lequel je puisse être libre.
Quand j’ai commencé mon chemin dans l’art, j’ai réellement commencé à m’interroger sur la place des femmes dans cette sphère de la société, à priori éduquée. Je ne comprenais pas comment il était possible que les élèves des écoles d’art soient presque exclusivement des femmes, quand les artistes occupant le marché étaient en grande majorité des hommes. Que s’était-il passé entre temps ?
De la même façon, ma légitimité en tant qu’artiste – en général ou par rapport à une institution qui me soutient – est pour moi le sujet d’une remise en question permanente. Au fil des résidences, j’ai découvert qu’elle était partagée, mais seulement par des femmes! Comme s’il y avait une sorte d’inquiétude, de culpabilité inconsciente à occuper une place dans ce milieu, et que nous cesserions jamais de devoir faire nos preuves.
Heureusement, les questions de genre commencent à être soulevées et les choses changent – mais d’autres, notamment liées au rapport entre art et classes sociales par exemple, restent selon moi très peu évoquées. »
Anna Katharina Scheidegger
Mon travail photographique met en avant des thématiques sociales, ancrées dans le présent et l’intime. Je tente de mettre en lumière destins et situations complexes. L’humain invisible, mis en marge, est au cœur de mon travail dans un style proche du documentaire. L’empathie et la sensibilité sont des points clés développés tout au long de mes productions, qu’elles soient photographiques, cinématographiques, performatives, ou tridimensionnelles.
La valeur de mon séjour à la Casa de Velázquez s’exprime en deux mots : Le luxe du temps. La résidence donne les conditions nécessaires à l’expérimentation avec l’implication de l’échec, la recherche et la reprise. Cette liberté a mené mon travail dans une dimension plus personnelle même si les sujets traités sont à première vue de nature documentaire.
Le travail HEAD OF ROSES, dont les recherches ont été faites à la Casa de Velázquez et qui s’inscrit dans un ensemble d’oeuvres autour du de la fonte des glaciers, en est un exemple. En parallèle, j’ai développé mon projet principal LA CAÑADA REAL GALIANA – UNA PANORMÁMICA AUSENTE, une sorte de «Google Street View», des maisons construites illégalement sur une longueur de 15km. Les images des murs agissent comme une dénonciation indirecte et subtile de la réalité qui se trouve derrière eux.
Une photographie de 80m fut exposée en 2016 lors de la manifestation ¡ VIVA VILLA ! au Palais Royal à Paris ; un moment très important, marqué par la rencontre et la connexion entre les différents partenaires et institutions.
Cette année là, trois femmes occupaient les places de membres artistes en photographie. Je ne crois pas que la photographie ait un genre. Pas plus que la sensibilité, la force, ou le courage, ni le talent ou la détermination. La photographie est un travail. Avant tout, derrière un appareil photo, il y a un être humain avec son regard, sa personnalité et ses obsessions, qui se manifeste dans son choix de cadrage, le traitement de l’image et du sujet. Mais quand on regarde les statistiques, on voit que les grandes expositions, prix et manifestations (notamment financés avec l’argent public) sont à plus de 80% consacrés à des artistes masculins. Et il faut non seulement profondément regretter tous les regards des grandes photographes qui y manquent, mais comprendre les enjeux sociologiques qui nous amènent à ce fait pour enfin casser les codes d’un patriarcat sexiste, que, la plupart d’entre nous nie avec fermeté.
La légende Suisse Arme Seelen (pauvres âmes) rapporte que les âmes de ceux qui, de leur vivant, se sont mal comportés, se font emprisonner dans les glaciers après leur mort. La tête en glace, moulage de l’artiste elle-même, renferme des fleurs qui – seules – resteront après la fonte.
La glace traduit l’éphéméréité de la vie et sa disparition programmée pour faire apparaître les fleurs et montre que lorsque quelque chose s’efface c’est pour laisser la place à autre chose. Dans une idée de renouveau et même ici de métamorphose le froid de la glace et de la mort laisse place aux fleurs, signe d’espoir et de tendresse.
« Ce qu’on voit sur mes images c’est la mort, des têtes, des yeux fermés. Malgré tout cela il y a quelque chose qui résiste ; l’intérieur de la tête est un symbole de la pensée, de la tendresse, c’est un signe d’espoir. C’est ce qui nous reste : on peut avoir une vision du monde purement scientifique, analytique, on ne survit pas. Je pense que nous, les êtres humains, nous avons profondément besoin d’un mystère ou d’un espoir, d’une fleur dans la tête. »
Aurore Valade
Depuis mon séjour à la Casa de Velázquez, je m’intéresse à l’espace artistique comme lieu de manifestation où s’inscrivent des gestes, des singularités et des manières d’habiter le monde. J’explore les possibilités qu’offrent les mots et les images pour reconfigurer les représentations personnelles et historiques. Je travaille de manière collaborative, et à travers chaque rencontre, se met en place un processus qui s’inscrit dans le temps pour constituer des fragments de mémoires et de récits.
Ce temps de la rencontre avec un territoire et ses habitants ne s’est pas fait uniquement dans l’année de résidence à la Casa de Velázquez qui a été avant tout un tremplin pour des recherches ultérieures.
Depuis trois ans déjà, je retourne régulièrement à Madrid où je tisse des liens dans la durée.
“Digo yo” est le projet photographique participatif que j’avais initié à la Casa de Velázquez et que j’ai poursuivi cette année avec l’association Intermediae du Matadero à Madrid dans le cadre du programme “Mirador de Usera”.
J’ai passé six mois en contact avec des groupes de femmes d’Usera, un district de périphérie maintes fois stigmatisé. Là-bas, y avait des bidonvilles, de la misère et de la boue. Les grands-mères du quartier l’ont bien connu, elles bataillaient les pieds plongés dans la gadoue.
C’était il n’y pas si longtemps, à la toute fin des années 50. Commençaient alors de grands mouvements citoyens et spontanés de lutte contre l’habitat indigne. Dans ce carrefour de migrations et de solidarités aux visages multiples ont émergé de nombreuses femmes, elles ont d’ailleurs toujours pris position dans l’espace public. J’ai rencontré ces femmes qui font le quartier et qui m’ont livré des fragments de leurs résistances individuelles et collectives.
L’image photographique ne vient pas éclairer ni reconstruire les histoires révoltées et les mémoires. Elle vient les présenter comme une énigme à interroger dans l’épaisseur du temps et des expériences.
L’exposition « Digo yo » est présentée à Madrid, galerie de la Junta Municipal d’Usera à partir du 20 septembre 2019.
Villa Kujoyama – Pourquoi une résidence en photographie ?
Au Japon, l’expérience de la résidence est tout d’abord celle de l’expérience du regard. Regard sur sa pratique, sur un Japon qui se déconstruit au fur et à mesure que l’on commence à le connaitre, un rapport flottant au paysage et à la lumière qui s’expérimente. Une résidence en photographie et à la Villa Kujoyama, c’est aussi mettre au centre des projets des 24 lauréats photographies accueillis depuis 1992 le pays du soleil levant en dénominateur commun malgré des trajectoires différentes.
D’Antoine d’Agata à Ornela Vorpsi aux scènes de villes japonaises de Pierre Faure, des gaijins story de Xavier Lambours aux Kyoto Triptyques de Lin Delpierre ou encore les paysages de béton révélés de Julien Guinand et Tadashi Ono, des points de vues sur l’avant et l’après résidence aussi. Revenir à nouveau en tant que lauréat à 15 ans d’intervalle comme Natacha Nisic ou après la catastrophe du 11 mars 2011 comme Thierry Girard, dans un pays où le langage visuel prédomine, comment traduire ces signes photographiques et parfois leur fin. Poser sur papier les processus de recherche auxquels se succèdent les idées et enfin la pratique. Retours d’expériences sur une résidence en photographie à la Villa Kujoyama à la lecture du thème de la quatrième édition du festival ¡Viva Villa! – La fin des forêts.
Luc Arasse – résident 2009 Aménéité, 2009
Évoquer en quelques lignes la résidence à la Villa Kujoyama ? D’abord, de loin, une idée, un projet, des mots. Et de près : une base depuis laquelle je suis parti plusieurs centaines de fois me promener à plein temps ; des voisins aussi, drôles et concentrés, quelques invitations dans le pays, alors trop rares. Y revenant incidemment dix ans plus tard, je réalise combien cette résidence est un lieu généreux, patient, qui m’a aussi offert un temps qui ne passe pas – comme on dit du diamant, qu’il dure.
Jean Rault – résident 2002 Dame, un verre à la main. Kyoto. 2002
À la lecture du thème proposé pour cette édition de ¡ Viva Villa ! La fin des forêts, me reviennent en mémoire ces mots de mon ami Bernard Lamarche-Vadel disparu il y a dix- neuf ans, en réponse à un journaliste qui lui demandait si la réception de son dernier livre l’angoissait « Après avoir subi le jugement sévère des hommes, je crains un autre jugement bien plus redoutable encore, c’est celui des arbres ; il y a des livres qu’il ne faudrait pas écrire, par égard pour les arbres… ! ».
La photographie (classique) et l’édition des livres, que ce soit des livres de littérature ou des livres de photographie, consomment du papier et contribuent à la déforestation. Au-delà de son humour décapant, notre ami qui était d’un tempérament perfectionniste, qui était lui-même un fou de Japon et de littérature japonaise, nous incitait donc au dépassement.
Jusque dans son suicide, il a manifesté cette obsession de la perfection qui caractérise La mort volontaire au Japon (Maurice Pinguet, 1984). Conservons cette exigence lorsque nous ajoutons nos oeuvres à celles déjà existantes pour ne pas ajouter au malheur du monde avec des futilités.
Thierry Girard – 1997
« Lorsque j’arrive à la Villa Kujoyama en 1997, je ne mesure pas encore l’influence qu’aura ce séjour sur la suite de mon travail. J’ai en tête le projet de refaire « La Route du Tôkaidô » avec, dans mes bagages, un catalogue (incomplet) des oeuvres d’Hiroshige sur le même thème. Paradoxalement, alors que mon travail photographique s’était peu à peu dépouillé au fil des ans et que j’avais privilégié des paysages vides, austères, parfois “minimaux“, j’envisageais mon séjour au Japon non pas comme l’apogée d’une telle démarche mais plutôt comme une rupture, un retour vers mes origines photographiques, le paysage documentaire, la street photography etc.
Il me fallait réintroduire l’élément humain dans le paysage, et notamment dans un paysage contemporain, moderne et urbanisé. La réponse, rassurante et roborative à la fois, se trouvait dans ces estampes d’Hiroshige et d’Hokusai qui montraient des scènes de la vie ordinaire à la fois précises et ambigües, explicites sans être démonstratives, et où, surtout, le positionnement, les tensions dynamiques entre les personnages représentés, s’apparentaient à une sorte de chorégraphie humaine ou à une scène de théâtre comme arrêtée dans un moment suspendu et indécis, et cernées d’un décor ouvert, étagé, jouant à la fois de l’aplat et de la profondeur. Je retrouvais mes constructions de paysages habituelles dans lesquelles je pouvais alors insérer ces éléments de “vie“.
Depuis, j’ai beaucoup joué sur cette dimension chorégraphique, au point même d’en faire une sorte de vocabulaire personnel que j’adapte désormais systématiquement aux différents territoires sur lesquels j’interviens, qu’il s’agisse de la Chine, de l’Europe ou de l’Inde.
Il résulte de ce parcours une autre leçon de l’Ukiyo-e qui me réconcilie profondément avec ma raison d’être photographe et artiste : ces « images du monde flottant » ne peuvent pas être considérées pour le seul prosaïsme apparent (quasi documentaire) des scènes qu’elles décrivent ; et, tel mon souci, à travers mes photographies, de restituer au Réel sa dimension poétique et métaphysique, ce qui nous trouble et nous émeut encore aujourd’hui dans cette esthétique qui échappe désormais à
son contexte historique strictement japonais, c’est cette célébration subtile de la fragilité du bonheur profane qui s’inscrit dans un sentiment plus vaste d’immobilité et d’éternité ».
Marc Denayer – 2000 Tokai-an, 2000
Un jour je fus autorisé à visiter et photographier le jardin zen de Tokai-an perdu au milieu des temples de Myoshin-ji. Le jardin de Tokai-an aperçu dans un livre d’art m’avait particulièrement séduit : sept pierres ancrées depuis des siècles dans un lit de gravier ratissé en cercles concentriques.
L’unique moine vivant dans le temple avait été prévenu de mon arrivée. Une fois déchaussés malgré le vent glacial qui s’engouffrait dans les couloirs que nous longions, nous arrivâmes en vue du jardin aux sept pierres, mais au détour d’une longue estrade je fus ébloui par un autre jardin. Un jardin inconnu. Plus ordinaire. Etait-ce encore un jardin ? Comme inachevé, absent, laissé pour mort. Invisible pour qui n’aurait pas été sensible à son étrange message. Un gravier blanc, uniforme, ratissé en lignes droites désespéramment parallèles. Rien pour retenir l’attention. Pas de pierre remarquable, de rocher, de mousse, de végétation, de suggestion de rivière, de cascade ou d’océan… pas la moindre inflexion non plus dans le gravier immaculé. L’espace d’un éclair j’étais face à moi-même en un silence bienveillant et absolu… Mon hôte me précédant ne remarqua ni mon trouble ni la courte pause que j’avais dû marquer.
Je photographiai sans inspiration le jardin au sept pierres – celui du livre d’art – mais jamais je n’oublierai le jardin de traverse. Celui du calme de la pensée. Brutal exil du monde qui m’avait obligé à me regarder au fond des yeux.
Cet épisode influença non seulement l’ensemble de mon travail réalisé tout au long du séjour à la villa Kujoyama mais également toute la suite des prises de vues entreprises jusqu’à aujourd’hui.
Isabelle Le Minh – 2019
Pour un artiste, une résidence est un moment précieux qui lui offre le luxe inouï de pouvoir se consacrer pleinement à sa création, en étant dégagé de toute obligation professionnelle.
En postulant à la Villa Kujoyama, je souhaitais avant tout me confronter à un environnement autre, susceptible de déclencher une nouvelle phase dans mon travail. En effet, mon processus créatif se fonde sur des recherches documentaires et emprunte des éléments à différents systèmes de pensée ou de représentation pour les agréger dans mes créations. Mes idées naissent généralement de rencontres fortuites (avec un livre, un objet, une technique…) et des résonnances ou des télescopages que suscitent ces rencontres.
Le Japon, un pays culturellement très riche et tellement différent des pays européens, était pour moi l’endroit idéal, d’autant plus que la lumière et le temps, qui sont au fondement même de la photographie, y sont appréhendés différemment, que ce soit au travers de la mythologie et de la poésie – la légende d’Amaterasu par exemple – ou dans le bouddhisme zen – qui envisage le temps comme une succession d’instants transitoires et marque profondément la société japonaise. C’est précisément en séjournant à Kyoto pendant près de dix ans dans les années 60 que l’artiste américain James Lee Byars s’est construit. Avec le projet de cheminer dans son sillage, je cherche à découvrir toute la richesse des traditions et des métiers d’art, auxquels j’envisage d’emprunter certains éléments pour élaborer mes oeuvres, puisque l’expérimentation plastique et la matérialité des images constituent un enjeu tout aussi important que le « concept » dans mon approche de la photographie. J’ai aussi redécouvert ici le plaisir de faire des prises de vues dans la rue qui regorge de « curiosités », et ce malgré la chaleur accablante de l’été et l’hostilité de certains autochtones vis à vis des photographes qu’ils associent au tourisme de masse qui affecte actuellement Kyoto. Enfin, j’ai rencontré une historienne de l’art, Shinobu Skagami, qui m’a énormément aidée dans mes recherches; grâce à sa sagacité, nous avons découvert que la maison du poète Lindley Williams Hubbel, où Byars fit sa première performance intitulée « Peace », se trouve à peine à 50 mètres de la Villa Kujoyama et que la maison voisine, propriété d’un collectionneur américain aujourd’hui détruite, fut le lieu de résidence de David Bowie lors de ses nombreux séjours à Kyoto !
Villa Médicis : pourquoi une résidence en photographie ?
L’Exemple de Simon Brodbeck et Lucie de Barbuat, pensionnaires de l’Académie de France à Rome – Villa Médicis 2016 – 2017
Brodbeck & de Barbuat forment un duo d’artistes utilisant la photographie et la vidéo. Française et allemand, ils travaillent ensemble depuis 2005 à Paris. Pensionnaires de l’Académie de France à Rome – Villa Médicis entre 2016 et 2017, ils sont diplômés de l’Ecole nationale supérieure de la Photographie.
Au cours de leur résidence à la Villa Médicis, Brodbeck & de Barbuat participent à plusieurs projets d’expositions (solo et collectifs). Lorsqu’ils présentent des travaux réalisés précédemment à l’instar de IN SEARCH OF ETERNITY – CHAPITRE III Mumbai, 2015-2016, les œuvres sont toujours réinterprétées formellement et redéployées afin de dialoguer avec les espaces historiques de la Villa Médicis, leurs histoires et leurs mémoires, mais aussi avec les œuvres des autres artistes qui les entourent.
L’œuvre est à la fois établie, aboutie, et remodelable, plastique, vivante. À ce sujet, il est intéressant de noter une fluidité entre l’image en mouvement et celle arrêtée, l’une nourrissant l’autre et réciproquement. La présentation de In search of eternity – chapitre III dans le cadre de l’exposition collective Swimming is saving (Villa Médicis, 2017) se fait aussi bien sous la forme d’une installation vidéo et sonore que par l’extraction de celle-ci d’un photogramme qui devient une fresque de grand-format (FRESQUE DE PAPIER EN LAIZES DE 1M, 160X1200CM). Face à la fresque, deux tirages de petites dimensions (5X7CM ET 12X18CM ) issus de la même recherche font contrepoint au gigantisme de la première en démontrant l’amplitude de la sémantique de Brodbeck & de Barbuat.
Cette amplitude grammaticale s’illustre par la diversité des formats, dimensions, techniques de tirage ou d’animation, mais aussi des supports scénographiques comme en témoigne l’installation Living Images sur la Terrace du Bosco médicéen.
La période de résidence en tant que photographes aura été avant tout un espace de liberté dans le travail permettant une expérimentation dans la technique et le propos. Cette expérimentation a notamment permis la recherche aboutissant à la série IMAGES OF LIGHT AND DANCING SPIRITS (2017, Forêt Amazonienne, Equateur, 92 Photographies couleur, 41 Noir-et-Blanc, Format variable).
« Ces éléments, (cheveux, tissus, nourriture issue de la pêche et de la cueillette, formes liquides, sable, fragments de terre, feuilles, écorces d’arbre et éléments rituels) comme une archéologie poétique du quotidien, ont été placés sur de petites plaques de verre afin d’y rechercher la présence ou la trace d’esprits et d’âmes que nous souhaitions rendre visible. Pour les Achuar, tous les éléments du vivant et du non-vivant (animaux, plantes ou encore minéraux) partagent avec nous une même intériorité. » S. B. & L. d. B.
Cette série, prenant tour à tour des aspects cosmiques, matiéristes et abstraits, est une puissante interrogation spirituelle qui, en réunissant les échelles micro et macroscopiques, déroute le regard photographique pour tenter de saisir l’invisible.