Oui, j’ai la nostalgie de notre jeunesse, Luigi est mort à l’âge de 49 ans le 14 février 1992, de sorte que lorsque nous pensons à lui, nous ne pouvons nous empêcher de revenir en arrière avec émotion dans cette période privilégiée. Nous esquissons alors un portrait de nous peut être trop idéalisé, plein d’énergie, un peu fou, celui d’une tribu encore intacte qui pensait le monde en images, accompagnée de chanteurs, d’artistes, d’écrivains avec ce goût immodéré pour la poésie, les discussions jusqu’au petit matin, les parties de football dans les rues des petites villes périphériques, les virées sur les bords du Pô pour passer un dimanche ensemble. Ai-je été l’ami d’un génie? cette question sans vraiment de réponse est laissée ouverte mais je suis persuadé que Luigi ne l’aurait pas totalement esquivée et que sa réponse « ma scherzi ! », tu plaisantes ! aurait sous-entendu qu’il y croyait quand même un peu. Alors, je ne regrette pas le génie mais la disparition de mon frère italien, trop tôt sorti de ma vie et qui me manque.
Lorsque le viseur de l’appareil photographique de Luigi se bloqua définitivement sur l’in ni, les temps commençaient imperceptible- ment à changer et la photographie que nous avions vécue comme une philosophie et tant aimée pour sa part de magie, de mystère et de vérité entamait sa mue pour s’en affranchir en entrant dans l’ère du monde numérique dans lequel les images s’accomplissent vaine- ment devant nos yeux comme un double, un rideau qui masque un présent trop inquiétant et un réel intolérable, indigeste et cru.
Depuis quelques mois, Luigi, s’était mis en retrait, un chapeau de jardinier sur la tête et une fourche à la main pour concentrer ce qui lui restait de vitalité sur son jardin, sa maison de Roncocesi, sa femme Paola et sa toute petite fille Adèle. Il songeait à réaliser des natures mortes dans le clair-obscur du grenier un peu à la façon du peintre Giorgio Morandi qu’il aimait tant et qui parcourut le monde avec quelques objets posés sur une table, ses pinceaux et ses couleurs, protégé par l’affection de ses deux sœurs.
Géomètre, artiste conceptuel, photographe, théoricien, éditeur, organisateur d’expositions, Luigi transforma en à peine plus de vingt ans la photographie italienne dans son pays et à l’étranger. Grâce à sa vivacité, son espièglerie, sa curiosité et sa culture toujours en mouvement puisée dans les livres, les albums, et les rencontres autour de chez lui, il entraina dans son sillage tant d’intellectuels, de penseurs et d’artistes. Mais plus que la photographie, il participa à changer le regard que nous portions sur le monde grâce à une économie de moyen technique, une simplicité apparente des formes, sans esbroufes, une observation apaisée et lumineuse qui rendait la dignité aux objets et aux lieux du quotidien sans importance comme si nous les voyions pour la première fois dans une sorte de révélation connectée avec notre vécu, nos souvenirs et notre histoire.
Chaque photographie de Luigi Ghirri est traversée par une pensée qui fait surface doucement comme une caresse, qui ne brusque rien mais provoque une émotion, une interrogation, un déclic sentimental accompagné d’un léger sourire complice, comme si l’auteur voulait se réserver, demeurer en retrait, s’effacer devant l’évidence accomplie devant ses yeux avant qu’elle ne touche notre propre regard.
L’artiste comme le philosophe devrait déranger et amener l’interrogation pour accéder à la vérité. Pour Bergson l’art est l’expression de la réalité pure, « mise à nue » et non une illusion ou une imitation édulcorée de la nature pour s’affranchir de notre sinistre condition et des conventions qui lient l’homme aux objets sous leur aspect uniquement utilitaire.
Dès les années soixante-dix, Luigi Ghirri affirma plusieurs fois que « la photographie était d’abord une façon de penser la photographie » mais il ne cessa en fait de penser par images, une certaine façon pour lui de philosopher plus créative et divertissante que le maniement des concepts. Son travail par séries et séquences, ses livres conçus comme un enchaînement poétique laissent toujours la place à l’émotion, à une part de notre enfance toujours vivante en nous, à des paysages si lointains et si proches, réels ou fantasmés.
Claude Nori, L’Amico Infinito
Éditions Contrejour
40€
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du 12 février au 2 juin 2019
Jeu de Paume
1 Place de la Concorde
75008 Paris