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Une Histoire de l’œil

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«À d’autres l’univers paraît honnête. Il semble honnête aux honnêtes gens parce qu’ils ont des yeux châtrés. »
Histoire de l’œil – Georges Bataille 1928

La découverte des photographies de Patrick Aalk, en particulier ses « yeux », a éveillé en moi la mémoire floue de mon sommeil paradoxal, ces mouvements oculaires rapides de ma transe somnambule, qui flashent en saccade dans de vaines tentatives pour saisir le temps dans une totale inconscience. Les images mouvementées des yeux de Patrick Aalk m’ont été inopinément révélées à moi derrière d’épaisses couches de papier bulle, à un moment précis où je méditais sur le rapport entre le temps et l’espace qui est au cœur du cinéma de Michelangelo Antonioni. Nous ouvrons grand nos yeux quand nous sommes nés, en français on dit « on voit le jour ». A notre mort, nos yeux sont fermés, soit par nous-mêmes ou quelqu’un d’autre le fait à notre place. Entre-temps, nos yeux ont consommé des milliards d’images, seule une fraction d’entre elles sont stockées dans notre mémoire. Dans un parallèle avec le processus de la photographie: pour prendre une photo, nous ouvrons le diaphragme et laissons «la vie» entrer, nous laissons la lumière impressionner le négatif, et lorsque nous relâchons le déclencheur l’image est « capturée »: congelée dans une capsule de temps pour l’éternité, comme on dit au cinéma, c’est «un arrêt sur image ». Il n’y a pas plus de mouvement, plus de bruit, plus de fureur.

Dans La Chambre Claire, Roland Barthes écrit:  » Lorsqu’on définit la Photo comme une image immobile, cela ne veut pas dire seulement que les personnages qu’elle représente ne bougent pas ; cela veut dire qu’ils ne sortent pas : ils sont anesthésiés et fichés, comme des papillons. » L’anesthésiste Patrick Aalk se tient au milieu du terrain de chasse, le doigt sur la gâchette comme le font d’autres chasseurs-photographes, ouvrant et refermant l’objectif de son appareil, la seule différence est qu’ici Aalk tire au rythme de sa respiration. Le flou qu’il crée, le bougé comme il l’appelle, est une manifestation de son souffle dans son inspire-ouverture et son expire-fermeture, son appareil photo posé sur sa poitrine rythmé par la montée et la descente de son souffle. Mon rythme cardiaque s’affole lorsque je vois apparaitre dans son « bougé » la réincarnation d’une photo de Man Ray, dans cette paire de jumelles « Cyclope » posant joue contre joue. Le flou solarisé de Patrick Aalk n’est en fait que le souvenir de notre première vision : lorsque nous ouvrons nos yeux à la naissance, lors que nous cherchons avidement dans l’immensité d’un univers blanc laiteux à repérer les deux «cercles rouges» auxquels nous arrimons nos lèvres gloutonnes.

 

Aalk, son cutter à la main, découpe encore plus de papier bulle pour dévoiler son accumulation maladive de paysages horizontaux où les lignes se déplacent comme d’éblouissantes poussières d’étoiles éblouissante qui retracent l’itinéraire de son parcours de nomade piémontais / suédois, depuis son ancienne vie d’aventurier des catacombes de Paris jusqu’à ses fouilles archéologiques actuelles des conditions humaines en Chine. Ce qui n’est pas sans rappeler les couches superposées des tableaux de Mark Rothko, les photographies de Patrick Aalk tant dans ses couleurs et ses noir et blanc regorgent de ses propres émotions fluctuantes. Pour citer le maître: « Si vous n’êtes ému que par des rapports de couleurs, eh bien alors vous passez à côté du sujet. Je ne m’intéresse qu’à l’expression des émotions humaines fondamentales – tragédie, extase, mort et j’en passe. » Ces espaces horizontaux démarqués et recomposés de lignes mouvantes, quand ils croisent les cadres verticaux de la série obsessionnelle des yeux grands ouverts et les yeux fermés de Patrick Aalk forment un crucifix qui représente notre tentative de créer l’équation du temps et de l’espace de notre existence, cet équilibre que nous n’atteindrons jamais entre la figure du Père et la figure de la Mère. En fin de compte, comme une métaphore, l’œil devient le dispositif d’enregistrement de notre histoire de plaisir et de douleur, et ces lignes racontent nos moments d’extase et le désespoir, notre expérience d’Eros et Thanatos. Comme ce « Ballon bizarre qui se dirige vers l’infini » d’Odilon Redon, l’œil est irrémédiablement attiré par la lumière qui l’éblouit jusqu’à l’aveuglement.

« Le temps court et s’écoule, et notre mort seule arrive à le rattraper. La Photographie est un couperet qui dans l’éternité saisit l’instant qui l’a éblouie ». Henri Cartier-Bresson

EXPOSITION
Patrick Aalk
Du 30 mai au 10 juillet 2015
ARTCN Gallery
No.423, Guangfu Lu
(near Suzhou Creek)
Shanghai
Chine

http://www.annececilenoique-art.com

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