Dans le livre Une histoire contrariée. Le musée de photographie en France (1839–1945), l’historienne Éléonore Challine retrace le lent et délicat processus de légitimation de la photographie au sein de la sphère institutionnelle française. Cette histoire est animée par des personnalités singulières, toutes convaincues de la nécessité de préserver la photographie et de lui donner un musée. Conçu sous la forme d’une vaste et minutieuse enquête, à la recherche d’archives et de traces écrites ou visuelles inédites de ces projets, cet ouvrage se déroule, tel un drame bourgeois, en cinq actes. L’Œil de la Photographie vous propose aujourd’hui un extrait—le deuxième d’une série de trois—intitulé « Retour de Chicago ».
En 1893, Léon Vidal rentre des États-Unis où il a assisté au Congrès international de photographie qui s’est tenu en marge de la World’s Columbian Exhibition de Chicago. C’est un homme de soixante ans, issu d’une famille de négociants marseillais, propriétaire de lucratifs salins à Martigues et Port-de-Bouc. Depuis son rôle dans la fondation de la Société photographique de Marseille à la fin des années 1850, son intérêt pour la photographie ne s’est jamais démenti. Proche d’Alphonse Poitevin, lui-même inventeur à ses heures, spécialiste des procédés d’impression et de reproduction photographique, Léon Vidal suit le mouvement photographique depuis ses débuts. Conférencier infatigable, il l’enseigne à l’École des Arts décoratifs depuis 1879 à Paris et à Limoges. Auteur prolixe, il l’écrit aussi depuis les années 1860, dans ses rapports d’exposition et dans les revues, en particulier dans Le Moniteur de la photographie dont il est le rédacteur en chef depuis 1879. En 1893, Léon Vidal est, aux yeux des milieux photographiques français, une personnalité de premier plan, connu pour son expertise, ses talents de vulgarisateur et son investissement en faveur de la reconnaissance du secteur photographique.
Léon Vidal rentre de Chicago avec un projet en tête. Il vient d’y entendre la conférence de William Jerome Harrison : On the desirability of an International Bureau Established to Record and Exchange Photographic Negatives and Prints.[1] D’un projet initié localement, le Warwickshire Survey, le brillant scientifique anglais veut faire un réseau international d’archives documentaires. Léon Vidal, nommé membre pour la France du comité international chargé de mener à bien le projet, s’enthousiasme pour l’idée.
Il le sait, celle-ci n’est pas nouvelle. Dès 1839 sous l’égide d’Arago, puis dans les années 1850, la photographie est apparue comme un moyen légitime de documentation. Toutefois, au milieu du XIXe siècle, on parlait moins de la photographie comme outil documentaire que comme nouvel instrument au service de l’Histoire. Au contraire, dans les années 1880, lors de la deuxième poussée historienne des photographes, les milieux photographiques ont été comme galvanisés par l’expansion d’un mot rassembleur, le terme « documentaire », sans que la définition du docu- ment photographique ne soit pour autant assurée ou fixée. Entre ces deux moments (les années 1850 et les années 1880), un glissement de sens s’est opéré : la photographie n’est plus seulement considérée comme reproduisant du document, elle le produit.[2] C’est ce que résume parfaitement la formule des photographes amateurs britanniques, « The Camera as Historian ».[3]
[…]
La pensée a dû venir à bien des personnes qu’il serait d’un très grand intérêt pour l’avenir de créer, dès maintenant, des collections de documents photographiques conservés pour les siècles futurs dans des conditions de durée aussi bien assurées que possible. Cette idée a été exprimée sous diverses formes quant au mode de réalisation, mais, que nous sachions, aucune tentative de mise en œuvre d’une pareille idée n’a été accomplie, embrassant, dans son ensemble, la généralité des sujets dont la photographie peut fournir une copie documentaire.[4]
Vidal, donc, ne prétend pas être à l’origine de l’idée, mais entrepreneur dans l’âme, il s’en veut le chef d’orchestre national—au-delà des initiatives locales—et le bâtisseur français, dans un contexte d’engouement international. Certes, quelques projets documentaires remontent aux années 1880, mais c’est dans les années 1890, à la suite de la conférence de William Jerome Harrison, que la plupart des initiatives se développent, et sur ce point, il faudrait souligner l’impact des Congrès internationaux de photographie créés en 1889, encore largement sous-évalué par les historiens du médium.
Dès 1894, Léon Vidal lance en France, sa campagne en faveur de la création d’un Musée des photographies documentaires. Au Royaume-Uni, la National Photographic Record Association de Sir Benjamin Stone est formée en 1897. L’idée est reprise en Belgique à la fin de l’année 1898, lorsque Léon Roland, docteur en sciences naturelles et photographe amateur, présente un rapport en faveur de l’établissement d’une telle institution devant l’Association belge de photographie de Liège.[5] En 1905, les vingt-trois mille documents déjà réunis par le Musée des photographies documentaires de Belgique rejoignent l’Institut international de photographie formé par Ernest de Potter. En Allemagne, pour n’en citer qu’un seul exemple, un Musée photographique pour l’ethnographie de la Saxe est cofondé en 1898 par la Société pour l’avancement de la photographie amateur de Dresde et la Ligue pour l’ethnographie saxonne.[6] En 1901, c’est Eugène Demole (1850-1928), numismate de formation, qui est à l’origine de l’ouverture à Genève d’un Musée suisse des photographies documentaires.[7] D’autres exemples restent à étudier plus précisément en Suède, en Pologne, en Italie, en Espagne, aux États-Unis et même en Australie. La documentation photographique passionne le monde occidental.
D’abord exister (1894–1895)
Le processus d’installation du Musée des photographies documentaires est extrêmement rapide : de la commission d’étude du projet (21 février 1894) à la formation du conseil de direction du Musée (février 1895), à peine un an s’est écoulé. L’assemblée générale officialise la fondation du musée au mois de décembre 1894, tandis que les premiers dons de photographies sont enregistrés en mai 1894. Si la présidence de l’association est confiée au directeur du Conservatoire des arts et métiers, le colonel Aimé Laussedat, la présidence du conseil de direction (et donc la direction effective) échoit à Léon Vidal.
Cette fondation éclair repose sur la capacité de ce dernier à mobiliser les forces vives des sociétés savantes et photographiques, qui fédèrent un réseau de personnalités issues des milieux scientifiques, artistiques, industriels ou institutionnels. Fidèles à leur mode de fonctionnement, ces Sociétés ont désigné une commission d’étude chargée de transformer le projet en institution viable. Parmi les neuf personnalités choisies siègent des photographes professionnels (Gaston Braun) et/ou des membres de la Société française de photographie (Léon Vidal, Jules Fleury-Hermagis), des représentants des sociétés savantes, de la géographie à la zoologie en passant par les sociétés d’avancement des sciences (Jules de Guerne, Joseph Vallot, le capitaine Paul Eugène Venet, Edmond Aron), enfin des personnalités issues du monde du livre (Lucien Layus) ou de l’iconographie (Jules Maciet). Presque tous, à l’exception de Jules Maciet et de Gaston Braun, se trouveront au cœur du conseil de direction du musée. Mais si Vidal parvient à mobiliser aussi rapidement le tissu associatif français, c’est que la création de cette institution de photographie documentaire fait écho à des préoccupations partagées par le monde de l’édition et par les milieux scientifiques, artistiques et photographiques.
En mai 1894, après seulement deux mois de recherche, les membres de la commission d’étude du projet annoncent qu’un hébergement leur a été accordé au Cercle de la librairie, 117 boulevard Saint-Germain, à Paris. Formé en mai 1847, le Cercle de la librairie est le nom du syndicat des professionnels du livre, qui rassemble éditeurs, libraires, typographes et imprimeurs, et fait office d’interlocuteur privilégié de l’État sur les questions de propriété littéraire. C’est aussi le nom de son siège : un hôtel particulier construit par Charles Garnier et inauguré en 1879, connu pour sa façade surmontée d’une coupole, symbole de puissance industrielle et littéraire. Le Cercle est à la fois un lieu d’exposition, de sociabilité et de concertation.
Le conseil d’administration du Cercle de la librairie a en effet accordé au Musée des photographies documentaires, de manière tempo- raire et révocable, la possibilité d’entreposer et de classer ses collections dans la rotonde des imprimeurs[8], qui servait aux séances de la Chambre des imprimeurs typographes et se trouvait au deuxième et dernier étage, au-dessus des salons d’honneur. Le libraire-éditeur Lucien Layus a certainement joué un rôle déterminant dans cette affaire en sa qualité de secrétaire du Cercle de la librairie et de membre de la commission d’étude du Musée des photographies documentaires.
On sait très peu de choses de l’existence physique du Musée. En l’absence de représentation, il faut piocher ça et là dans de rares et succinctes descriptions, qui laissent imaginer « la vaste salle en forme de rotonde » percée de trois fenêtres et les grandes « armoires où sont renfermées les richesses de ce musée nouveau ».[9] En effet, du mobilier ainsi que des fournitures de conditionnement et d’inventaire (fiches, boîtes) avaient été commandés par l’association dès 1895 : si les documents photographiques sont « répartis par casiers méthodiquement catalogués, ils occuperont naturellement un espace infiniment moins grand que s’ils étaient étalés sur une surface plane. »[10] Le classement prime l’étalage, la collection l’emporte sur son exposition.
C’est bien grâce à cette implantation, même provisoire, que commence l’aventure.
Éléonore Challine
Née en 1983, agrégée d’histoire et ancienne élève de la rue d’Ulm, Éléonore Challine est maître de conférences en histoire de la photographie à l’Université Paris 1—Panthéon-Sorbonne. Une histoire contrariée. Le musée de photographie en France (1839–1945) est son premier livre.
Éléonore Challine, Une histoire contrariée. Le musée de photographie en France (1839-1945)
Publié par les éditions Macula
33€
http://www.editionsmacula.com/
[1] Voir Michael Hallett & Peter James, « Harrison, William Jerome », in Encyclopedia of Nineteenth Century Photography, John Hannavy (éd.), New York/Oxon, Routledge, 2013, p. 636.
[2] Léon Vidal, « Projet d’organisation en France d’un service d’archives photographiques documentaires », Association Française pour l’avancement des sciences, 1894, conférences de Paris, 23, Compte rendu de la 23e session, 1894, pp. 22–23.
[3] On a évoqué plus tôt le Warwickshire Survey, il faudrait y ajouter la collection initiée en 1885 en Allemagne par le Dr Meydenbauer à l’Institut de photogrammétrie.
[4] Elizabeth Edwards, Peter James & Martin Barnes, A Record of England: Sir Benjamin Stone and the National Photographic Record Association 1897–1910, Stockport, Dewi Lewis/V&A Publications, 2006.
[5] Voir « Chronique », Moniteur de la photographie, no 4, 15 févr. 1899, p. 49. Sur Léon Roland voir A Directory of Photographers in Belgium (1839–1905), S. F. Joseph, T. Schwilden & M.-Ch. Claes (dir.), vol. II, Anvers, Museum voor Fotografie, 1997, p. 335.
[6] Ulrich Pohlmann, « Die vergessenen Fotomuseen; Zur Geschichte realisierter und unausgeführter Vorhaben in Deutschland », Fotogeschichte, vol. X, no 35, 1990, pp. 14–20.
[7] Voir Estelle Sohier & Ursula Baume Cousam, « Musée, histoire et photographie, le cas de Genève : sur les traces du Musée suisse de photographies documentaires (1901–1909) », in La Mémoire des images : autour de la Collection iconographique vaudoise, S. Corsini, A. Lacoste & O. Lugon (dir.), Gollion, Infolio, 2015, pp. 169–193.
[8] Cercle de la librairie, « Séance du 20 avril 1894 sous la présidence de M. Henri Belin », Procès-verbaux des conseils d’administration, 25 mars 1892 au 22 février 1901, IMEC, fonds du Cercle de la librairie, cote BCL 6.1, n.p.
[9] Anon., « Photographies documentées », La Presse, 16 mai 1895, p. 3.
[10] Anon., « Projet d’un musée des photographies documentaires », L’Éclair, 19 janv. 1896, n.p.