Un mois nous sépare de l’une des plus grandes marches qui a eu lieu à Paris et dans de nombreuses villes de l’Hexagone. Le 11 janvier 2015 a réuni des millions de Français dans les rues pour protester contre les tueries qui se sont déroulées dans la rédaction de Charlie Hebdo et à l’Hyper Cacher. Une marche qui restera dans l’histoire. Cette manifestation a été immortalisée par un photographe, Martin Argyroglo, il a réalisé cette image qui traduit parfaitement l’esprit du 11 janvier.
Rencontre avec le photographe autour d’une image devenue icône.
L’Œil de la Photographie : Pouvez-vous nous raconter l’histoire de cette image que vous avez réalisée lors de la manifestation du 11 janvier 2015 ?
Martin Argyroglo : C’est une photo que j’ai pu réaliser in extremis après un long moment de reportage laborieux, coincé dans la foule. Je n’ai pas réalisé tant de photos car les conditions étaient assez rudes à cause de l’affluence record. Comprenant qu’il serait très dur de joindre la place de la Nation, je suis sorti du cortège, puis j’ai rejoint Nation via Bastille. Je suis arrivé lorsque beaucoup de gens commençaient à partir – je crois que beaucoup étaient heureux de pouvoir enfin se mouvoir librement. A ce moment-là, je restais assez partagé entre l’envie de repartir et de rester car la marche se finissait et la nuit était déjà tombée. Il me restait tout de même la curiosité de voir le cœur du rassemblement qui battait encore : les gens paraissaient émus, il y avait un phénomène de décompression joyeuse.
Rester pour moi ne relevait plus de l’envie de photographier car la nuit tombée, la place de la Nation avec la sculpture Le Triomphe de la République baignait dans le noir. Les gens évoluaient dans une masse informe et ces conditions obscures rendaient très difficile la réalisation de bonnes photos. J’avais repéré comme chacun l’homme au crayon juché sur un énorme crayon telle une figure de proue. J’avais le sentiment d’assister à une scène importante mais sans vraiment pouvoir en rendre compte à cause de la pénombre. Heureusement, à un moment une lumière très intense recomposa toute la scène, le temps furtif qu’un fumigène se consume. C’est à ce moment qu’il fallait vite prendre des photos, et instinctivement cadrer le maximum de symboles avec la statue. C’était le moment ou jamais car ça n’allait sans doute pas se reproduire.
Après, Je n’ai pas cherché à diffuser une photo “importante” sur le moment car je me suis dit qu’Internet serait déjà inondé d’images de l’événement. Les premières images de la marche que j’avais pu faire étaient empreintes d’une tristesse et d’un abattement collectif qui me faisait plus penser à l’idée de deuil. Aussi j’étais heureux d’avoir une image plus euphorique. Je l’ai postée sur Facebook le soir même, et j’ai été étonné de voir que le nombre de partages s’est tout de suite accéléré, avec une pause au creux de la nuit et une reprise en flèche le lendemain matin. J’ai été assez vite contacté par L’Obs, qui m’a proposé d’en faire la couverture.
LODLP : Cette photographie a été énormément partagée sur les réseaux sociaux et dans la presse, on l’a beaucoup comparée à La Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix, comment avez-vous réagi face à cet engouement ?
MA : Pour le tableau de Delacroix, il est évidemment très flatteur d’être comparé à une des icônes les plus fondatrices de notre culture picturale et j’ai été très heureux de la correspondance historique que les gens ont pu faire. C’est un tableau qui est dans notre imaginaire collectif et il fait partie d’une culture iconographique très française depuis la Révolution et notre histoire moderne et contemporaine est jalonnée d’images de ce type. Il est donc assez naturel que, photographes ou manifestants, chacun agisse inconsciemment à travers le prisme cette peinture. Les manifestants à mon sens reproduisent inconsciemment les conditions pour qu’un tableau vivant de ce type se joue car ils ont tous les éléments scéniques à disposition (bras levés, banderoles, étendards, fumée..) pour rejouer collectivement l’idée d’une nation en marche.
Quand j’ai édité ma photo après coup, cela m’a semblé évident. Pour autant, cela participe aussi d’une mythologie : j’avais peur de n’y voir qu’un énième “sursaut républicain”. En effet, avec le recul et en voyant les réactions des gens, j’ai remarqué que ma photo a pu réitérer une forme de storytelling collectif magnifiant l’idée d’une nation réunie. Je constate simplement qu’elle a eu le rôle thérapeutique d’un effet placebo : en racontant une histoire qui dépasse le cadre de la tragédie de Charlie, cette photo a sans doute pour certaines personnes permis de “faire passer la pilule” de la tragédie, et ainsi de passer à une autre “séquence” plus positive en illustrant une potentielle cohésion nationale, soudée dans la défense des valeurs républicaines. C’est l’angle de vue mythologisant par lequel beaucoup de médias se sont intéressés à ma photo, outre le fait que celle-ci ait produit un buzz.
Elle a donc été de fait beaucoup assimilée à “l’esprit du 11 janvier”, mais celui-ci, pour qu’il ne reste pas au stade de fantasme, ne sera entériné que par des actes politiques à venir (ou pas). Pour ma part, je voyais dans ma photo un sentiment plus crépusculaire et mitigé, entre résistance et naufrage, un peu comme dans le tableau de Géricault. J’aurais ainsi éventuellement plus souhaité qu’elle soulève des interrogations notamment sur la question des issues politique et sociale de l’événement, que de simplement valider un sentiment de béatitude nationale. Mais mon interprétation personnelle de cette photo n’a du coup plus d’importance, tant elle a été appropriée par d’autres, et j’en suis ravi.
LODLP : Un mois tout juste vient de s’écouler depuis la réalisation de cette photographie, est-ce que cela a changé les choses dans votre carrière de photographe ?
MA : Certains ont décelé une vertu iconique à ma photo en disant qu’elle sera dans les prochains livres d’histoire. Mais il est trop tôt pour savoir si cette photo restera ou non. Le principe d’un buzz est qu’il fait retomber dans l’oubli son objet. Si effectivement elle est republiée, elle pourra rester dans l’imaginaire des gens. Mais, pour ma situation personnelle, cela n’a pas changé grand-chose et le plus dur reste à venir : transformer l’essai en réalisant d’autres photos aussi parlantes ! Je vais sûrement commencer à être exigeant avec moi-même, mais je sais aussi que ces moments sont très rares dans la vie d’un photographe.
INFORMATIONS
http://www.martin-argyroglo.com
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http://www.pictogalerie.fr/gallery/martin_argyroglo
Plusieurs formats et supports possibles