Avec Un acte d’une violence indicible, Matthias Bruggmann nous révèle la face sombre et morcelée de la guerre en Syrie. Un recueil de souffrances et un cri pour en dire toute l’horreur.
Une couverture noire avec ces seuls mots : Un acte d’une violence indicible. Titre de cet ouvrage courageux et précieux publié par les éditions Xavier Barral en compagnie du Musée de l’Elysée à Lausanne qui a décidé, devant la qualité exceptionnelle de ce travail, de lui dédier une exposition. En 101 photographies qui vont de 2012 aux heures plus récentes (2017), Matthias Bruggmann nous plonge dans l’enfer de la guerre et ce qu’elle cause comme trajectoires déviées, comme destins sacrifiés. Le livre est une déambulation au cœur d’un monde en morceaux, où des myriades de camps s’affrontent et où, au milieu, des pauvres âmes tentent de survivre. Surtout, il est la chronique d’une Syrie qu’on ne voit pas, loin des simplifications médiatiques, avec toute la complexité rendue de ce pays qui n’en finit pas d’être sous les bombes. Il y a d’abord l’horreur. Les corps gisant, les cadavres écorchés. Ce gamin qui se fait opérer pour un éclat d’obus qu’il a dans la tête et qui ne s’en sortira pas. Ces autres enfants qui regardent au loin l’explosion d’une bombe devant eux. L’un attrape le bras d’un autre : il semble terrifié. Cette attention aux enfants de ce pays en ruine nous permet de ne pas oublier qu’une génération est désormais née dans cette « violence indicible ». Invisible aussi, parce qu’elle s’immisce partout, même quand on ne la voit pas. Une femme traverse une rue et on ne saurait rien de ce qu’elle est en train de vivre sans la légende qui nous apprend qu’un obus vient de tomber quelques minutes avant. Alors on comprend l’épreuve que constitue ce simple acte de traverser la rue en Syrie aujourd’hui.
Analyse profonde
Peu à peu, au fil des pages, le lecteur prend la mesure de la complexité du conflit et de ses ramifications qui se portent dans toutes les strates de la société. Le livre montre très bien l’injustice liée à une inégalité entre les citoyens qui a bondi depuis le début de la guerre. Espace social fragmenté, il est aujourd’hui à l’image d’un corps blessé par un obus, décharné par le déluge de violence subie. Ainsi certains individus qui soutiennent le régime continuent de faire comme si de rien n’était tandis que des groupes armés pullulent ici ou là et sont soutenus, pour une bonne partie, par des puissances extérieures. Le livre de Matthias Bruggmann ne fait pas qu’effleurer cette réflexion. Des textes écrits par des journalistes et auteurs syriens livrent une analyse profonde des rapports de force à l’œuvre dans le pays ainsi que la structure complexe du conflit. Ils apportent un éclairage précis et juste qui donne une matière à penser au-delà des photographies. Il faut vraiment saluer cet alliage des mots et des images, souvent malheureusement négligé dans les livres de photographies. Ici, ils sont mis côte à côte dans une architecture originale et qui hausse résolument le propos. « Autant il est nécessaire d’humaniser des monstres, autant il est important de ne jamais oublier la monstruosité de l’humanité » dit Matthias Bruggmann à la fin de son livre. Avec lui, nous ne sommes pas prêts d’oublier.
Jean-Baptiste Gauvin
Voici l’entretien réalisé par Jean-Baptiste Gauvin avec Matthias Bruggmann.
Vous faites commencer votre ouvrage par des propos de Primo Levi qui cite Simon Wiesenthal et son livre Les Assassins sont parmi nous. Il s’agit d’un SS qui dit à un déporté que de toute façon, ce sont eux, les Nazis, qui ont gagné la guerre car il y aura toujours quelqu’un pour nier l’horreur de leurs exactions et personne pour en témoigner. Pourquoi avoir mis ce passage au début de votre ouvrage ?
Il y a plusieurs raisons. D’abord il y a un lien historique entre les Nazis et le Baas syrien. Ensuite, l’effort de fictionalisation de la réalité que l’on a vu à l’oeuvre, en grande majorité par celui-ci, que ça soit dans les médias de masse ou sur les réseaux sociaux, et enfin, l’effort délibéré d’effacement des preuves sur ceux-ci: je pense ici, par exemple, non seulement aux attaques sur les témoins (il y a eu plus de 200 journalistes tués en Syrie depuis le début du conflit) mais également à l’effacement des videos, notamment de Bellingcat, sur YouTube. Pour prendre un exemple des liens directs, l’assistant d’Eichmann, Alois Brunner, serait mort en 2010, à Damas, sous la protection du régime. Il y aurait aidé à mettre en place le système de répression syrien. Cette impunité, dont ont profité beaucoup de Nazis (je pense notamment à des gens comme Richard Jaeger, mais également au groupe Gehlen) sera très certainement étendue à l’ensemble du régime syrien s’il n’y a pas un sursaut de la société civile ici. La réalité est qu’aujourd’hui, on a des Etats très puissants, dont les Américains et les Russes, qui ont tout intérêt à ce qu’il n’y ait pas de possibilité de poursuites: imaginez Bush au banc des accusés pour l’invasion de l’Irak. Ceci profite à des dictatures infâmes comme le système syrien, dont les dirigeants vivront, en pratique, dans l’impunité. Et, dans cinq ou dix ans, ils viendront serrer des mains ici: pensez-vous que Chirac ne savait pas ce qu’il s’était passé à Hama ?
En fait vous voulez nous alerter sur le fait que les criminels de guerre en Syrie ne seront peut-être pas jugés ?
Pas « peut-être ». Il ne seront certainement pas jugés. Si nous ne faisons rien, ils ne seront PAS jugés. Et pour se protéger, ils ré-écrivent l’histoire. D’où cette citation de Primo Levi. Il y a un moment, il faut agir au niveau politique, probablement au niveau des politiques européennes. Et ce n’est pas en faisant des retweets qu’on y arrivera, mais en faisant d’une action réelle et tangible, et pas juste quelques effets de manche, un enjeu politique. La majorité des exactions a très certainement été commise par le régime, mais il y a également des millions de civils pro-régime qui ont souffert. Il y a 23 millions de victimes en Syrie (car 23 millions d’habitants, ndlr) et, personnellement, après avoir regardé en temps réel un massacre pendant sept ans, je trouve que la moindre des choses qu’on puisse essayer d’obtenir pour eux est que les criminels, d’où qu’ils soient, quel que soit leur côté, sachent qu’ils auront toujours une épée au-dessus de leur tête. En d’autre termes, remettre la population au centre de nos priorités.
Un acte d’une violence indicible s’ouvre ensuite directement sur vos photographies. 101 exactement qui vont de 2012 à 2017. Vous couvrez le conflit syrien depuis longtemps. Quel est l’état du pays aujourd’hui ?
Je ne suis pas politologue, je suis juste photographe, mais mon sentiment est qu’on a conservé un Etat au dépend d’un pays. On ne sait pas combien il y a de morts du côté alaouite, ce serait des chiffres très importants, quasiment analogues aux chiffres français pendant la Première Guerre mondiale, en ce qui concerne les hommes alaouites en âge de combattre. On ne saura peut-être jamais, parce que le régime n’a pas intérêt à laisser faire des chercheurs. C’est un pays qui est divisé comme jamais. La question de comment le régime va gérer sa victoire militaire est ouverte. Mais une victoire militaire n’est pas une victoire politique. Les causes, notamment économiques, qui ont mené au soulèvement n’ont pas été réglées par la guerre. Que vont devenir les millions de réfugiés qui, pour beaucoup d’entre eux, risquent encore énormément s’ils rentrent en Syrie ?
Qu’en est-il également ici de la liberté de parole d’activistes, extraordinairement courageux, et les risques pour leurs familles vivant dans des zones sous contrôle du régime ? La meilleure analogie que j’ai trouvée par rapport au fait que le régime redeviendrait fréquentable, c’est qu’on ne rend pas un vautour végétarien. La nature profonde du régime est perverse, point. Cette nature ne changera pas et changera d’autant moins qu’il y a eu une victoire militaire.
Dans votre livre, on voit la vie quotidienne des Syriens. Elle balance entre un semblant de normalité et une misère liée à la guerre. C’est la vision des choses que vous vouliez faire passer en priorité ?
Oui. Il y a un effort très important qui a été fait par le régime pour garder des apparences de normalité. C’est un théâtre de l’absurde, mais qui, bien sûr, a un intérêt politique. L’image qui me vient en tête c’est ce policier à Deir ez-Zor. On est dans une ville où il n’y a pas d’essence, donc pas de voitures; un siège absolument abominable, mais où les écoles sont ouvertes et les employés de l’Etat payés. Cet homme va passer ses journées au soleil à faire la circulation dans une ville sans voitures. Il faut bien comprendre que, contrairement aux gouvernements occidentaux, le régime se perçoit et s’est toujours perçu comme étant le gouvernement légitime de la Syrie, et a donc dépensé une énergie folle à en maintenir les atours. J’ai aussi en tête cette vidéo de promotion du tourisme à Lattaquié qui a été faite par le ministère du tourisme – qui a gardé ses employés et continué à les payer : ça donne une video de gens en train de se baigner, des jets-ski, sur fond de musique techno, à quelques kilomètres de villages où des jihadistes ont enlevé et massacré des civils.
Je pense aussi à une autre photographie qui m’a touché. Celle d’une jeune femme qui traverse une rue. On voit la photo, on se dit : « tiens, juste une femme qui traverse la rue » et quand on lit la légende on s’aperçoit en fait que quelques minutes avant il y a eu des obus qui sont tombés juste à côté…
Oui, il y a plusieurs obus qui étaient tombés dans ce secteur. C’étaient des obus de l’Etat Islamique. Derrière cette dame, on voit au loin une tour qui est l’hôpital militaire de Deir ez-Zor. On est à quelques centaines de mètres du front seulement…
Dans votre livre, il y a aussi des images saisissantes d’enfants. Par exemple ce petit garçon qui est opéré à la tête et qui ne va malheureusement pas s’en sortir. Il y a aussi trois gamins qui voient l’explosion d’une bombe. Vous vouliez insister sur le sort des enfants qui sont finalement les premières victimes du conflit ?
Les civils, tous les civils, sont les premières victimes du conflit, y compris les civils contraints de devenir militaires. En Syrie, peu de militaires ont choisi d’être militaires. Bien sûr que les enfants sont des victimes. Ce sont des enfances qui ont été volées. Ce sont des futurs qui ont été volés également, parce que qui dit guerre depuis des années, dit pas de scolarisation ou scolarisation hasardeuse pour de nombreux enfants, notamment pour les enfants déplacés, mais également des études supérieures chamboulées et des couples déchirés pour les jeunes adultes.
Vous avez aussi voulu ouvrir votre livre à des images et des mots de personnes que vous avez rencontrées. Par exemple vous donnez de la place à des photographies prises par des téléphones portables de Syriens. C’était important pour vous de montrer cela ?
Oui. Je pense que c’est extrêmement important d’accepter mes limites en tant qu’occidental dans un pays comme la Syrie. Je ne comprendrai jamais la peur d’être syrien. Je ne peux pas la comprendre. J’en ai quelques aperçus, mais au plus profond de moi, jamais je ne pourrai comprendre la terreur que peut susciter un régime, comme le régime Al-Assad. Il est crucial de redonner une voix à des Syriens ou à des combattants irakiens par exemple. C’est important de redonner une humanité aux combattants, quels que soient les actes qu’ils commettent. C’est très facile de juger qu’un acte est monstrueux. C’est très facile de dire : « l’autre est un monstre, moi je ne le suis pas ». Mais il est beaucoup plus douloureux de reconnaître ou de penser que, peut-être, à l’intérieur de moi il y a un monstre. La personne qui commet un acte qui moi m’apparaît comme monstrueux est avant tout un humain. C’est cette part d’humanité là qui est terrifiante pour moi, qui est réellement terrifiante. Qu’est-ce que moi j’aurais fait si l’ensemble de ma famille avait été massacrée de manière abominable ? C’est le type de questions qu’il faut se poser avant de juger.
Il y a une parole aussi très forte d’un homme que vous interrogez, Milad. Il dit : « Aujourd’hui en Syrie les arbres sont morts. Les gens sont morts. Même les pierres sont mortes. » C’est votre sentiment aussi ?
Oui, et je pense que c’est important de l’écouter. Cet homme était un étudiant en anglais à l’université de Damas avant de se retrouver militaire. Il en sait beaucoup plus que moi. À ce moment- là, il était loin de sa famille, pour ainsi dire sans contacts avec elle, encerclé par l’Etat Islamique. Il y avait très peu de nourriture. Des conditions très dures, même pour un soldat…
Vous avez photographié une série TV qui était en train d’être tournée. C’est une série qui raconte la guerre en Syrie et qui s’en inspire très fortement. Pourquoi avoir choisi de mettre autant en avant des scènes de fiction ?
Il y a une construction de l’information par le gouvernement syrien, qui mène à une “ré- information”, très pernicieuse, ici. Photographier la « fictionalisation » du réel à travers la série TV permettait de le montrer, tout en en rappelant la gravité: filmer sa version des faits dans les décombres d’un quartier que l’on a détruit n’est pas anodin. Mélanger la réalité et la fiction permet également d’interroger la pertinence de la photographie documentaire aujourd’hui, d’autant plus par un occidental, et de ralentir le lecteur, d’exiger de lui un regard beaucoup plus intense sur les images. L’idée qu’une image peut vivre seule, sans contexte et sans texte, est évidemment fausse. Il s’agit donc d’encourager le lecteur à aller vers le texte le plus possible, et de lui faire comprendre que pour comprendre, il faut lire la légende.
Interroger la fiction permet aussi de séparer deux chocs : le choc que nous avons devant une image et un choc différent qui est celui qui arrive quand nous comprenons une image.
Oui, il y a de ça. La fiction est structurante du réel. Les grandes fictions structurent notre réalité. Pour prendre un exemple contemporain, la fiction que les pays occidentaux seraient par nature humanistes et altruistes, par exemple. Donc c’est un moyen de parler de cette structure et dans le cas de cette série TV en Syrie, de l’utilisation par un régime pervers de la fiction pour structurer une réalité perverse.
Vous faites appel à de nombreux journalistes et écrivains syriens pour faire des textes à la fin du livre. C’était essentiel aussi ?
Oui, c’était dans le projet depuis le départ. Je me considère comme étant totalement incompétent pour parler correctement de la Syrie. Donc j’ai été poser une question volontairement trop large à quatre auteurs: « comment est-ce que tu expliques, toi, la situation actuelle en Syrie à un lecteur occidental intelligent, mais qui ne connaît rien à la Syrie ? ». Ça donne des réponses d’égale valeur, mais qui diffèrent sur la manière d’appréhender les choses.
Quel futur envisagez-vous pour le pays ?
C’est aux Syriens de répondre à cette question.
Propos recueillis par Jean-Baptiste Gauvin