Ce mercredi 29 janvier 2019, le film « Histoire d’un regard » de la réalisatrice Mariana Otero est sorti en salle. Ce documentaire à la première personne fouille, avec autant d’émotion que de précision, le travail d’un génial photographe devenu un mythe : Gilles Caron. A voir absolument.
La mort, souvent, chemine lentement dans une plaine de souffrances et de désespoirs, avant de frapper. Ainsi faucha-t-elle mes amis et confrères Luc Bernard[1], Mark Grosset[2], Michel Baret[3] ou Gérard-Aimé[4]. D’autres fois, elle frappe brutalement par le truchement d’une artère rompue pour Luc Decousse[5], ou un tir de mortier pour Rémi Ochlik[6] en Syrie. Parfois, elle bafouille : blessé le vendredi, éborgné mais sauvé le samedi et mort le lundi pour Lucas Dolega[7].
Mais la mort sait aussi se camoufler, prendre un pseudo comme ce fut le cas ce 5 avril 1970 pour le photographe de l’agence de presse Gamma Gilles Caron porté disparu. Blessé, rafalé, explosé, décédé, on est dans le concret, dans le réel, mais disparu…
Disparu, c’est la porte entrebâillée de l’au-delà par où se faufile l’espoir. Terrible. Inimaginable le choc ressenti par Marianne Caron, sa jeune épouse mère de leurs deux petites filles. Inimaginable également, aujourd’hui, le silence qui entoura ce fait noyé dans la disparition d’une grosse dizaine d’autres journalistes dans le conflit cambodgien. Quelques entrefilets dans la presse, mais Gilles Caron n’est pas encore la star, le James Dean du photojournalisme qu’il est devenu depuis, grâce au travail de la Fondation Gilles Caron, à celui de l’historien Michel Poivert, et à ce film. Livres, expositions ont sorti son immense talent du cercle des professionnels pour toucher un large public.
Mais en 1970, un photographe de presse, reporter photographe – le terme américain de photojournaliste n’est pas encore familier – est considéré comme un technicien, un artisan de l’information. Les confrères de la presse écrite et audiovisuelle ignorent souvent la réalité de ce travail et celui des agences photographiques. Et puis, osons le dire, il y a alors comme une gêne autour des blessés et des tués dans l’exercice de la profession. Être blessé ou tué n’est pas une faute professionnelle, mais c’est tout juste. On n’en est pas encore, loin s’en faut, à célébrer leur mémoire au mémorial de Bayeux !
Ce n’est que par un jugement du 22 septembre 1978 que « le tribunal dit et déclare que le 5 avril 1970 sur la route coloniale N°1 Phnom Penh – Saigon (Cambodge) est décédé Gilles Edouard Denis Caron ». Il y a la douleur de la famille, de Marianne Caron en particulier, mais derrière le machisme de l’époque particulièrement en vigueur dans la presse, ceux qui ont fondé avec Gilles Caron l’agence de presse Gamma, les Hubert Henrotte, Hugues Vassal, Raymond Depardon sont déstabilisés. Cette disparition et l’incertitude du sort de Caron vont peser lourd en mai 1973 dans le conflit entre associés qui conduira à la rébellion des photographes et entrainera le départ d’Hubert Henrotte et la naissance d’une nouvelle agence : Sygma.
Raymond Depardon, certainement le plus touché, restera à Gamma qu’il quittera pour rejoindre Magnum en 1978, année où Gilles Caron est déclaré officiellement décédé. Ce n’est pas une coïncidence.
Floris de Bonneville qui fut le rédacteur en chef et l’ami de Gilles Caron témoigne de la peine de Depardon, tout comme Jérôme Hinstin son assistant. « Quand je suis arrivé à Gamma trois ans après la disparition, il y avait encore une espèce d’inquiétude constante. Je ne connaissais pas personnellement Caron mais je me souvenais de l’avoir vu travailler à la faculté de Nanterre en 68. Je voyais bien ce gars pas très grand, une chevelure bouclée, très vif, comme un écureuil. Depardon a passé des années à chercher des informations pour savoir ce qu’il lui était arrivé. En vain.[8]»
50 ans après, l’émotion est toujours présente chez tous ceux qui ont connu le photographe de près ou de loin. Mariana Otero, la réalisatrice du film « Histoire d’un regard » a été touchée dès qu’elle a feuilleté le « Scrapbook », premier ouvrage réalisé par la Fondation Gilles Caron en 2012. En rassemblant tous – ou presque – les films et les planches contact, la Fondation a mis à jour l’incroyable talent du photographe. Sur les 36 vues de chaque film, presque toutes les images sont bonnes. Il y a peu de déchet.
Ce travail de collecte a permis à Mariana Otero de bâtir un film sur quelques-unes des photos les plus connues de Gilles Caron. La caméra de Mariana explore le Biafra, la guerre des six jours en Israël et naturellement la photo iconique de Daniel Cohn-Bendit plus connu en 68 par les affiches sérigraphiées de l’Atelier des Beaux-Arts que par le petit quart-de-page qu’elle fit dans Paris Match. Avec ce film document, on suit pas à pas Gilles Caron arrivé en même temps que les troupes israéliennes dans Jérusalem. Des photographes professionnels trouveront peut-être cela anecdotique, mais cette vivante approche donne de la chair à ces archives, et fait revivre pour le public un grand reporter.
Michel Puech
[1] Luc Chiche dit Luc Bernard né en 1947 à Alger et décédé à Paris le 22 août 2002, est un journaliste, écrivain et réalisateur français. Il a collaboré à Combat, La Croix, L’Evénement du Jeudi et Marianne.
[2] Mark Spencer Grosset est né le 7 janvier 1957. Il est le fils de Barbara et Raymond Grosset qui ont relancé l’agence Rapho après la guerre. Mark Grosset a travaillé dans les agences photo Imapress, Sipa Press, La Compagnie des Reporters, Black Star France. Il est devenu directeur de l’agence Rapho avant de fonder la Mark Grosset Photographies. Il est décédé en 2006.
[3] Michel Baret né le 2 octobre 1946 est décédé le mercredi 29 août 2012 Il était journaliste, photographe de presse depuis 1966, co-fondateur de l’agence de presse NS Rush et membre de l’agence Rapho. Ses archives sont diffusées par l’agence Gamma-Rapho.
[4] Gérard Bois dit Gérard-Aimé est né le 18 septembre 1943 à Livron (Drôme) et décédé le 11 mai 2018 à Valence (Drôme). Photojournaliste il a collaboré à l’agence APIS, au Boojum Consort, il fut co-fondateur de l’agence de presse Fotolib (1972-1980) et Rapho.
[5] Jean-Baptiste Guigiaro dit Luc Decousse, journaliste à La Marseillaise.
[6] Rémi Ochlik, né le 16 octobre 1983 à Thionville (France) et mort le 22 février 2012 à Homs (Syrie). Photojournaliste co-fondateur de l’agence IP3 Press.
[7] Lucas von Zabiensky Mebrouk Dolega est né le 19 août 1978, photojournaliste à l’European Pressphoto Agency (EPA). Le 14 janvier 2011, il couvre une manifestation à Tunis lorsqu’il est touché par un tir de gaz lacrymogène. Transporté à l’hôpital, il décède le 17 janvier. Il est enterré au cimetière du Père-Lachaise (44e division).
[8] Entretien avec Jérôme Hinstin 12 novembre 2019
L’origine du film par Mariana Otero
Un jour, alors que je finissais le montage d’A ciel ouvert, le scénariste Jérôme Tonnerre m’a apporté un livre sur un photographe. Parmi les magnifiques photographies, certaines m’étaient familières mais je n’avais pas retenu le nom de celui qui les avait faites : Gilles Caron.
En feuilletant les dernières pages du livre, je découvrais qu’il avait disparu brutalement au Cambodge à l’âge de trente ans et j’étais saisie par la présence dans un de ses derniers rouleaux de pellicule, de photos représentant ses deux petites filles. Je retrouvais comme en miroir les dessins que ma mère peintre, Clotilde Vautier, avait faits de ma sœur et moi enfants peu avant sa mort en 1968 alors qu’elle avait, elle aussi, à peine trente ans. Ces photos étaient comme un appel, une invitation à faire un film.
J’ai alors voulu rencontrer les différents membres de sa famille, pour comprendre ce qu’il était advenu des recherches sur la disparition de Gilles Caron au Cambodge en 1970. J’ai appris qu’elles étaient restées vaines et qu’il était inutile de vouloir enquêter sur place. Ce n’était pas de ce côté que le film pourrait aller.
Et puis, très vite la Fondation Caron a mis à ma disposition les 100 000 photos numérisées faites par Gilles Caron dans sa fulgurante carrière. Face à cette masse gigantesque de photos, j’ai commencé par m’intéresser au reportage d’où est issue la célèbre photo de Cohn-Bendit face à un policier en 1968. J’ai alors essayé de comprendre précisément quel avait été le trajet de Caron dans les quelques mètres carrés qu’il avait sillonnés ce jour-là. J’ai eu l’impression d’être avec lui, derrière son épaule et c’est à ce moment-là que le désir du film est devenu évident, impérieux.
Déchiffrer des images pour percevoir au travers d’elles la présence de leur auteur, était quelque chose que j’avais déjà exploré dans le film sur ma mère Histoire d’un secret (2003). Histoire d’un regard est né de ce même désir de faire revivre un artiste à partir des images qu’il nous a laissées et exclusivement à partir d’elles.
La préparation
J’ai commencé par observer les planches-contacts de tous ses reportages. Je me suis alors rendu compte que leur numérotation était aléatoire et qu’elles n’avaient jamais été classées dans l’ordre où elles avaient été prises. Pour comprendre le regard de Caron, il fallait avant tout que je remette en ordre les rouleaux de chaque reportage. Pour effectuer ce classement et pour reconstituer les déplacements du photographe, je me suis documentée sur chacun des événements et des personnages pris en photo, je me suis plongée dans les cartes des villes que Caron avait parcourues ou, quand les villes avaient changé, je suis allée jusqu’à reconstituer leur plan ; j’ai croisé les rouleaux faits au même moment avec différentes focales ; je me suis appuyée sur des détails qui devenaient de véritables indices : des ombres sur le sol, une tache sur un mur, un objet dans la main d’un des personnages…
Ce travail d’enquête et de repérages quasi archéologique a duré plusieurs mois et il m’a permis d’aiguiser mon regard sur les photos, de comprendre les cheminements à la fois physiques et intérieurs de Gilles Caron, ses questionnements, ses découvertes, ses doutes. Par cette immersion intense, j’ai eu l’impression d’être à ses côtés, de revivre avec lui ces instants, et plus important encore, de percevoir quelque chose de ses choix de photographe.
L’écriture
Pour écrire le film, j’ai dû évidemment prendre de la distance avec ces centaines d’informations, d’analyses, d’anecdotes, toutes aussi intéressantes les unes que les autres et avec les 100 000 photographies observées. Ce qui nous a guidé, moi et mon coscénariste Jérôme Tonnerre, dans l’écriture et la structuration du film, c’était mon désir de redonner vie au regard de Gilles Caron.
Caron n’a pas étudié la photographie mais malgré cela, il est devenu très vite un très grand photographe. De par sa culture générale, artistique et politique, de par ses qualités physiques, du fait aussi que comme ancien appelé de la guerre d’Algérie il savait trouver sa place dans les situations de conflit. Mais ce qui a fait son talent, sa spécificité, c’est son regard sur les gens, sa manière de saisir la singularité des individus bien au-delà des événements dont ils étaient les protagonistes. Dès ses premiers reportages, il fait des photos extrêmement fortes qui seront publiées partout. Il est rapidement envoyé dans les lieux de conflit importants et c’est donc sur le terrain, qu’il va être confronté à toutes les grandes questions que la pratique du photoreportage peut engendrer. Gilles Caron n’était pas un théoricien et il n’a pas eu le temps d’écrire sur son expérience mais ses questions relatives à son travail sont là inscrites dans ses photos, au fil de ses reportages.
C’est pourquoi, pour raconter son regard, il m’a semblé important de respecter la chronologie de ses photos. Il fallait rester au plus près de l’intimité de son travail, raconter ses questionnements, « mine de rien » sans analyse didactique. Au spectateur d’aller plus loin, de prolonger l’analyse à partir des indices que j’allais lui laisser.
Un récit à la première personne
Comme dans mes autres films, il s’agissait pour moi de comprendre l’autre en me plongeant dans son regard et sa manière de voir le monde.
Mais ce qui s’est peut-être modifié au fil de mes réalisations et qui influe de plus en plus sur mon mode de narration, c’est l’envie de mettre en évidence par la mise en scène ce déplacement du regard vers l’autre. Car c’est au fond ce déplacement qui me semble être l’expérience artistique et politique essentielle à vivre et faire partager à chacun d’entre nous. C’est pourquoi depuis Histoire d’un secret, je suis de plus en plus présente à l’image, par la voix ou dans la manière de filmer.
C’est aussi pour cette raison que j’ai eu envie que mon enquête sur Caron, ma subjectivité soient présentes dans le film à travers des scènes et à travers mon récit. Je ne pouvais tout simplement pas imaginer un film qui aurait ignoré mon propre regard cherchant le sien. Et six mois de travail et de côtoiement des images m’ont amenée tout naturellement à m’adresser directement au photographe et à le tutoyer.
La forme
Dès l’écriture du scénario, je voulais que la manière de rencontrer le photographe et ses photos soit différente selon les reportages et les émotions qu’ils suscitaient. C’est pourquoi les dispositifs narratifs et visuels changent au cours du film.
Par exemple j’ai décidé de me rendre en Irlande pour rencontrer ceux et celles que Caron avait photographiés car j’ai eu la sensation que lors de ce reportage il s’était senti, plus que d’autre fois peut être, en accord avec cette lutte. Jamais il n’avait fait autant de photos en si peu de temps. Alors, toujours dans cette idée de me mettre dans ses pas, je suis allée vers ceux et celles dont cinquante ans plus tôt il avait tenté, plus qu’à son habitude, de s’approcher.
Cette liberté formelle était pour moi essentielle. Je ne voulais surtout pas d’un montage systématique. Avec la monteuse Agnès Bruckert, nous ne nous sommes d’ailleurs donné que deux règles. La première, à laquelle nous n’avons dérogé que très rarement, était de ne pas trahir le cadrage du photographe. Et l’autre de ne pas assujettir les photos à l’illustration historique, à l’information journalistique. Les photos devaient redonner vie à Gilles Caron, à son regard, son désir et au final nous embarquer dans un récit. C’était d’ailleurs à mon sens la manière la plus juste de faire vivre le travail de Caron : il y avait chez lui un désir de construire des histoires avec des personnages, même au cœur des événements les plus dramatiques. Je voulais par le montage, le traitement du son et la musique mettre en évidence cette dimension narrative, cinématographique et romanesque qui caractérise, selon moi, le travail et la trajectoire de Gilles Caron.
HISTOIRE D’UN REGARD
de Mariana Otero France – 1h33 – 2019
SYNOPSIS
Gilles Caron, alors qu’il est au sommet d’une carrière de photojournaliste fulgurante, disparaît brutalement au Cambodge en 1970. Il a tout juste 30 ans. A partir des milliers de photographies qu’il a faites au cours des événements les plus marquants de son époque, la réalisatrice redonne une présence au photographe et raconte l’histoire de son regard si singulier.
FICHE TECHNIQUE
Réalisation Mariana Otero
Ecrit par Mariana Otero en collaboration avec Jérôme Tonnerre Produit par Denis Freyd
Montage Agnès Bruckert
Image Hélène Louvart (a.f.c.)
Prise de son Martin Sadoux
Montage son Raphaël Girardot
Mixage Nathalie Vidal
Musique originale Dominique Massa
Direction de production Juliette Sol
Direction post production Cédric Ettouati
Une production Archipel 33
Avec la participation du Centre National de la Cinématographie et de l’image animée En association avec Diaphana, MK2 Films
En partenariat avec La Fondation Gilles Caron
Ce film a bénéficié du Fonds d’Aide à l’Innovation Audiovisuelle du Centre national du cinéma et de l’image animé